QUOI DE NEUF ? VIALATTE.

Rubrique proposée par Philippe Meyer.

QUOI DE NEUF ? VIALATTE.

Philippe Meyer

"Il s’efforça de demeurer un enfant frivole à qui rien ne paraissait aussi sérieux que l’amitié, aussi nécessaire que la mélancolie, aussi relatif que l’âge adulte, aussi arbitraire que les livres d’école, aussi pittoresque que les manies des professeurs, aussi véritable que les renseignements que sa tante Lucie donnait sur l’humeur du Bon Dieu, aussi magnifique qu’un bataillon de pompiers de village chantant de tout leur cœur une Marseillaise dans laquelle Rouget de Lille aurait eu du mal à reconnaître sa partition. Alexandre Vialatte était un voyant. Non qu’il pût prédire l’avenir (encore qu’il fût l’un de ceux qui comprirent, dans les années trente, ce que l’Allemagne allait devenir), mais parce que son regard ne laissait rien échapper, particulièrement des petites gens et des petits événements. Sa plume les saisit pour en rendre la vraie nature, celle qui donne à sentir ou à penser, non à juger, celle qui nous élargit au lieu de nous enfermer dans des certitudes. Car toutes choses comme toute personne a plusieurs endroits et guère moins d’envers, apparemment incompatibles mais condamnés à la coexistence. Certes, « novembre commence mal et continue en pire », mais « il n’y a rien de plus stupide ni de si plat que le beau temps : il se compose d’un soleil rond dans un ciel vide ». Vialatte connait la raison qui, à Rome, privait les chauves des combats de gladiateurs. Il donne vie à Chyme le bronchitaire, rappelle que saint Gengoult venge les maris trompés, trouve les bantous aussi sages que les Auvergnats sont économes. Ses regrets des morts les font revivre : on voudrait mériter d’être pleuré par lui. Ses chroniques cinématographiques ont la même force que ses chroniques littéraires et il parle avec la même justesse d’Autant en emporte le vent que de Maigret ou d’Astérix, de Dino Buzzati ou d’Henri Pourrat, son Arverne majuscule. Je dis justesse parce que je défie qu’on lise ces chroniques sans éprouver l’envie de voir ou de revoir ces films, de lire ou de relire ces romans, ces mémoires, ces essais. Ses reportages vont droit à l’essentiel : il décrit le Berlin de 1925, comme une « capitale de la fermentation humaine » dans une Allemagne qui exulte d’avoir vaincu l’hyperinflation, celle où un dollar valait quatre mille deux cents milliards de marks. On y voit se former l’hébétude d’un peuple, son consentement à la mystification, puis son enthousiasme à en faire son idéal. On y voit des hommes « qui lèvent le bras, comme un chien lève la patte, à tout moment, pour satisfaire un besoin honteux ». On y voit l’opiniâtreté mise par les acteurs comme par les témoins à atténuer, voire à nier la barbarie inouïe du Troisième Reich. On y lit le relevé implacable et sans commentaire que Vialatte donne des arguments avancés pour leur défense par les accusés des procès de Belsen et de Hambourg : il est aussi glaçant que l’inventaire qu’il dresse des réponses recueillies auprès de ceux qui peuplaient le voisinage des camps et qui, bien sûr, ne s’interrogèrent jamais sur l’odeur qui montait de leur cheminée. Longtemps après avoir écrit ces pages, Vialatte s’étonna de l’enthousiasme provoqué chez des intellectuels par la Révolution culturelle de Mao dont les premiers témoignages libres montraient la cruauté. Je dis qu’il s’en étonna, ce n’est pas exact ; il s’en attrista. Il avait appris avec Bossuet que « Dieu se rit des créatures qui maudissent les effets dont elles continuent à chérir les causes ». "