AU PLAISIR DES (BONS) MOTS

Rubrique proposée par Philippe Meyer.

AU PLAISIR DES (BONS) MOTS

Philippe Meyer

"La bêtise à l’état pur ne court pas les rues. Même en scrutant nos propres existences, nous n’en trouvons pas d’exemples éclatants. Ou alors très peu. Les manifestations de la sottise des autres nous sont plus facilement perceptibles. Elles nous étonnent. « Comment peut-on être si bête ? » nous demandons-nous alors. C’est une question purement rhétorique, car nous en tenons la réponse toute prête. Le conducteur de voiture, par exemple, la trouvera dans le genre auquel appartient l’automobiliste avec qui il est entré en conflit. Jadis c’était le privilège des hommes que de s’exclamer « naturellement, c’est une femme ! ». Il y a quelques semaines, j’ai pu constater que ce privilège avait fait son temps lorsque j’ai entendu une trentenaire d’allure sportive (et qui, à mon humble avis, était dans son droit) suggérer à celui qui l’accablait de coups de klaxon que madame sa mère l’ayant trop secoué la tête en bas juste après sa naissance, ses organes génitaux avaient été transportés dans son cerveau (qu’elle supposait de petite taille) et qu’ils n’en seraient plus jamais redescendu. Bien entendu, cette dynamique jeune femme exprima cette hypothèse plus brièvement que je ne viens de le faire, mais c’est qu’on m’a dit que des adolescents lisent cette chronique et que je préfère leur fournir des exemples d’un langage orné, fût-il justiciable du reproche d’archaïsme, que de les conforter dans l’idée qu’il n’y a de mode d’expression possible que celui des textos. Ce n’est pas pour leur bien, c’est pour leur plaisir que je m’applique à ne pas aller par le chemin le plus court d’un début à une fin de phrase, d’un commencement à un achèvement d’idée. Déclarés bruts de fonderie, nos sentiments paraissent bien pauvres. Exprimées toutes crues, nos idées semblent bien courtes. Comme il est plutôt rare que nous réussissions à enrichir nos sentiments ou à approfondir nos idées, il nous reste la ressource de travailler leur expression, de la faire passer par l’équivalent de ce qu’est au théâtre la mise en scène. Tout le monde n’est pas le capitaine Haddock, qui se montre capable de renouveler puissamment et constamment le vocabulaire de l’injure. « Bougres de faux-jeton à la sauce tartare », « Bayadère de carnaval », « Coloquinte à la graisse de hérisson », « Papou des Carpates » ou (ma préférée) « Sombre oryctérope » justifient et même appellent la brièveté. Elle n’exclut pas la pédagogie : qui saurait, sans le bon capitaine, que l’oryctérope (appelé aussi cochon de terre) est un mammifère fourmilier et fouisseur, unique membre de l'ordre des tubulidentés, qui ressemble à un gros rat rose avec des oreilles de fennec ? Ceux qui n’ont pas le don de frapper fort et sonore, (car une injure se doit de retentir) ont la ressource de façonner des images avec les mots. Ainsi, à propos d’un confrère connu pour sa bienveillance à l’égard des puissants et qui venait d’accepter l’offre et le gros chèque d’un nouvel employeur, que pouvait-on dire de plus juste que « ça prouve qu’on peut changer de trottoir sans changer de métier » ? Au sujet d’un haut-fonctionnaire qu’on avait vu mettre le même zèle à servir des gouvernements aux ambitions contradictoires, voire incompatibles, et qui se trouvait une nouvelle fois promu, quel meilleur commentaire que « il ne s’élève pas, il rampe debout ». Les inventeurs de pareils traits saisissent la moelle substantifique d’une situation et donnent aux mots une force explosive. Je viens de citer des adeptes du tir direct. Le tir en rafale peut aider à achever les victimes. Les deux brocards ci-dessus seront ainsi utilement complétés par cet avertissement de Chateaubriand : « il faut se montrer économe de son mépris en raison du grand nombre de nécessiteux ». "