COMPLET OU RELATIF

Rubrique proposée par Philippe Meyer.

COMPLET OU RELATIF

Philippe Meyer

"Pour les besoins de la restauration du quadrilatère Richelieu, il a fallu rétrécir de moitié le commencement de la rue des Petits-Champs. Voulant pallier les difficultés que cette mesure risquait fort de provoquer, la préfecture de police a réservé la circulation dans ce début de voie aux autobus et aux taxis. Nombre de panneaux signalent aux conducteurs de véhicules privés qu’ils ne sont pas autorisés à emprunter cet itinéraire. Les services compétents les ont installés deux semaines avant l’entrée en vigueur de l’interdiction, dont la date était précisée en gros caractères, afin que nul n’en ignore et que tous puissent réfléchir à un parcours de substitution. Le jour fatidique venu, si la plupart des automobilistes ont respecté les nouvelles règles, certains, ayant soupesé les risques encourus, les ont bravées. Au fil des semaines, leurs rangs ont grossi et, deux mois plus tard, nul ne se soucie plus des panneaux et de leurs injonctions. La circulation ne s’en porte pas plus mal. C’est sans doute parce que ces signaux ont joué un rôle dissuasif et qu’un nombre suffisant de conducteurs a choisi d’autres trajets. Les irréductibles, constatant l’absence d’encombrement, tiennent l’interdiction pour nulle et non avenue. La police n’en prend point un ombrage superflu et aucun contrôle ne menace les contrevenants. C’est là, diront les esprits chagrins, une des manifestations de l’incivilité et du laxisme propres à l’époque. A moins -et c’est mon hypothèse- qu’il ne s’agisse plutôt d’une situation dans laquelle la coutume se permet d’amender la loi, dans un esprit participatif (donc moderne). Les Italiens en sont familiers qui m’ont appris l’existence de deux codes de la route : l’officiel et le logique. Ainsi le Romain fait-il la différence entre un feu rouge complet et un feu rouge relatif. Le premier se situe à un carrefour dangereux, sans visibilité et (ou) très fréquenté. Il impose le respect. Le second fonctionne à une heure de faible circulation, ou à une intersection où la visibilité est maximale. Il n’est là que pour mémoire et laisse au conducteur toute liberté d’apprécier la situation. « Tu comprends, me disait Beppe, rouge, c’est une formule bureaucratique, complet, c’est notre contribution personnelle ». Notre contribution personnelle aux règles de circulation est en forte croissance. A force de faire fi de l’interdiction de prendre les couloirs réservés, les deux roues en ont acquis le droit, certes non écrit, mais reconnu de facto par le peu de policiers qui se hasardent encore à leur dresser procès-verbal. Les cyclistes ont, de longue date, considéré tous les feux rouges comme relatifs. Il leur en a coûté 90 euros jusqu’au jour ils ont imposé une tolérance. Pour sauver la face, les autorités l’ont matérialisée, du moins partiellement. Ainsi l’administration reconnait-elle à bas bruit son droit à l’erreur, tandis que la coutume se superpose au code. Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles s’il n’existait aussi des abus de coutume. Ils sont trop nombreux pour ne pas donner du grain à moudre aux esprits chagrins et mettre en péril ce qui ne demande qu’un peu de civilité pour s’imposer comme un accommodement raisonnable."