La relation des Français à l’Union européenne / Le déblocage des milliards américains pour l’Ukraine / N°347 / 28 avril 2024

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LA RELATION DES FRANÇAIS à L’UNION EUROPÉENNE

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Les sondages effectués par la Commission ou le Parlement européen auprès des citoyens européens montrent un intérêt réel des Français pour l’Europe conforté par une participation en nette hausse des Français aux dernières élections européennes de 2019 (50,12%), contre 40,6% en 2009 et 42,4% en 2014. D’après l’Eurobaromètre de la Commission européenne réalisé en février-mars 2021, 57% des Français se déclarent attachés à l’Union européenne, soit une hausse de 4 points par rapport à l’été 2020. De plus, selon l’Eurobaromètre du Parlement européen du printemps 2021 la grande majorité des Français estiment que la voix de la France compte dans l’UE (75%).
L’étude de la Fondation Jean Jaurès et du Cevipof en partenariat avec Ipsos et Le Monde, baptisée « Fractures françaises », publiée en octobre 2022, montre néanmoins, que le niveau de confiance en l’institution européenne varie en fonction de l’affiliation politique de la personne interrogée et de sa catégorie socioprofessionnelle. Sans surprise, les sympathisants des partis ayant un discours et un programme pro-européens sont les plus enclins à se dire confiants en l’UE : ceux du Parti socialiste (68%), d’Europe Ecologie-Les Verts (73%) et de La République en marche (devenu Renaissance, 87%) figurent en tête. De surcroît, l’étude met en exergue une différence de perception en fonction de la catégorie socioprofessionnelle d’appartenance. Les ouvriers se disent beaucoup moins confiants en l’UE (36%) que les cadres (63%), et les professions intermédiaires, les employés et les retraités se situent à un niveau comparable à celui de la population générale.
En mars 2023, 71% des Français se sont déclarés en faveur de l'euro (71% dans l'ensemble de l'Union), 69% en faveur d'une politique de défense et de sécurité commune (77% dans l'ensemble de l'Union), 64% déclarent être satisfaits de la réponse apportée par l'Union européenne en soutien à l'Ukraine (69% dans l'ensemble de l'Union) et 64% pensent que les actions de l'Union européenne ont un impact sur leur vie quotidienne (71% dans l'ensemble de l'Union). En revanche, 54% des Français ne sont pas satisfaits de la manière dont l'Union a géré les enjeux de migration et d'asile (50% dans l'ensemble de l'Union), 50% ne sont pas satisfaits du « Green Deal » de l'Union européenne (43% dans l'ensemble de l'Union). Pour l'instant, l'intérêt déclaré des citoyens pour les élections européennes est faible en France : 40% sont intéressés contre 56% dans l'ensemble de l'Union. Un niveau équivalent à celui de la Bulgarie (41%) très éloigné de celui de l’Allemagne (65%).
Selon la dernière enquête Eurobaromètre publiée le 17 avril, 52% des Français interrogés se disent pessimistes sur l’avenir de cette Union que leur pays a œuvré à forger. Jeudi, à un mois et demi des élections européennes, Emmanuel Macron a prononcé à Paris un nouveau discours sur l'Europe.

Kontildondit ?

Nicole Gnesotto :
La relation des François à l’UE est une série de paradoxes. Le premier d’entre eux est qu’il y a une très grande constance dans les politiques gouvernementales en faveur de l’UE, une grande ambition politique des élites, tandis que du côté de la rue, il y a une certaine versatilité. Autrement dit la France est le pays le plus ambitieux pour l’Europe, mais elle est peuplée d’eurosceptiques …
Historiquement, depuis la guerre froide, tous les projets européens ont été portés par la France, ou par la France et l’Allemagne. Et tous nos présidents de la République, qu’ils soient de droite ou de gauche, ont affiché une même ambition : « l’Europe politique », rebaptisée aujourd’hui « Europe puissance ». Dernier exemple en date : le discours d’Emmanuel Macron de jeudi dernier, dans lequel il a encore affiché une programmation très ambitieuse.
Les Français ont soutenu cette ambition pendant toute la guerre froide. Même si ce n’était pas toujours avec enthousiasme, il y avait pourtant un consensus, et il ne serait venu à l’idée de personne de faire un referendum sur l’Union européenne. C’est à partir de la chute du bloc soviétique que cela change, avec les perspectives d’élargissement. Le scepticisme français a pris racine à ce moment, et n’a fait que croître depuis. En 1992, alors que l’Allemagne commençait sa réunification, le traité de Maastricht a été voté de justesse (51,04%). En 2005, pour ce qu’on a appelé la « Constitution européenne », c’est le « non » qui l’a emporté, avec 55%. L’Europe à Vingt-Sept ne suscite plus le même enthousiasme que la « petite » Europe des Six ou des Douze.
Depuis, on ne se risque plus à des référendums sur l’Europe en France (sauf quand c’est obligatoire), et l’euroscepticisme global des Français a grimpé. Le dernier sondage eurobaromètre de la semaine dernière montre que nous sommes à la fois les plus indifférents, les plus pessimistes, et ceux qui ont la plus mauvaise image de l’UE. C’est tout de même extraordinaire de la part d’un pays qui affiches des ambitions pour l’Union que certains jugent délirantes … La moyenne européenne des sondés est optimiste sur l’avenir de l’Union (61%), tandis que les Français sont pessimistes (52%).
Ce qu’il y a de particulier dans le clivage français à propos de l‘Europe, c’est qu’il ne se situe pas entre la droite et la gauche, mais entre l’extrême-droite et le reste du paysage politique.

Richard Werly :
Le discours d’Emmanuel Macron a surpris par sa longueur, inhabituelle même pour un président accoutumé à parler longtemps. Ce discours était très théorique, brillant, et il était important car la vision qu’ont les français de l’Europe passe par la vision du président. En 2005, on avait attribué l’échec du referendum sur le projet de Constitution européenne au peu d’allant de Jacques Chirac, qui s’était très peu investi pour le défendre. Autrement dit, la personnalité d’Emmanuel Macron joue un rôle non négligeable quand on examine le rapport des Français à l’UE.
Cette première « équation Macron » prévaut depuis 2017. Un président résolument pro-européen, en permanence dans le domaine des idées, qui veut être à l’avant-garde européenne. Il a embarqué une partie de l’opinion derrière lui, mais il en a aussi perdu une autre. Beaucoup de Français ne se reconnaissent pas dans cette « Europe à la Macron ». Sur le sujet européen comme sur d’autres, Emmanuel Macron polarise. Si une bonne partie des Français sont aujourd’hui eurosceptiques, c’est aussi à cause de cela.
Deuxième équation : « l’Europe française ». Les Français aimaient l’Europe parce qu’elle ressemblait à « la France en plus grand », ou parce qu’ils avaient l’impression que la France avait réussi à « imprégner » l’Europe. Ils étaient l’Europe, en quelque sorte. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, l’Europe est de moins en moins française et de plus en plus européenne. Dans ces conditions, peut-on s’attendre à autre chose qu’à du désamour dans un pays qui, après avoir tant œuvré à la construction européenne, n’est plus qu’un passager comme les autres ?
La troisième et dernière équation est générationnelle, et c’est à mon avis la plus prometteuse. Ces sondages que nous commentons évoluent. Les jeunes générations européennes sont divisées à propos de l’Union, et la France n’y fait pas exception, mais on peut quand même penser, par exemple quand on observe ce qui se passe autour de la candidature de Raphaël Glucksmann, que l’idée d’une nécessité européenne s’est installée dans les jeunes générations. Même si beaucoup de jeunes votent désormais pour le Rassemblement National.

Philippe Meyer :
Méfions-nous des sondages quand les questions prennent la forme de « que pensez-vous de …? » « comment vous sentez-vous ? » On sait que nos concitoyens sont enclins à dire que rien ne va. C’est pourquoi j’ai commencé mon introduction par le nombre de votants aux élections européennes, qui augmente. Cela traduit un intérêt pour l’Europe.

Nicolas Baverez :
L’histoire de la relation des Français à l’Europe est en effet celle d’un basculement. Le général de Gaulle a accéléré la construction européenne parce qu’il s’agissait pour lui d’un moteur dans la modernisation du pays. Et tout ceci s’est progressivement distendu, jusqu’à la bascule du « non » au référendum de 2005.
Aujourd’hui, le moment est singulier parce que la France est réellement en train de décrocher. Nos partenaires européens l’ont vu et l’ont compris, et ils en tirent des conséquences. Et puis l’Europe a été construite sur le droit et sur l’économie, or elle est confrontée à des chocs pour lesquels elle n’a pas été conçue. Il y a eu la Covid, aujourd’hui la guerre d’Ukraine, le tout avec une économie à l’arrêt face au dumping chinois, au renouveau industriel des Etats-Unis, et à la poussée des émergents. C’est dans ce contexte qu’interviennent ces élections européennes. Depuis 1979, c’est la dixième élection au Parlement européen, auquel les Français n’ont jamais rien compris. D’abord ils sous-estiment beaucoup son importance, et estiment que tout se décide au Conseil. Rien n’est moins vrai : il y a désormais le « trilogue » (réunion des trois institutions de l'Union participant au processus législatif : Commission européenne, Conseil de l'Union européenne et Parlement européen) et le rôle du Parlement est de plus en plus important. Ensuite, les Français sont très éclatés et leur voix ne compte presque plus dans le processus de co-décisions ; ils se sont laissés marginaliser, et ce sera encore pire si l’extrême-droite arrive en tête.
Que nous apprend l’état de l’opinion ? Les sentiments dominants semblent être la colère et le désengagement. Dans une démocratie, les deux grands périls sont l’extrémisme et le désengagement. Pour le moment, on s’attend à 55% d’abstention, et le RN est à 31%. Ce parti a réussi trois percées : l’une est sociologique, le parti est désormais dans toutes les classes sociales (cadres, personnes âgées, jeunes), une percée politique sur les thèmes « pouvoir d’achat » et « immigration », et une percée européenne parce d’autres extrême-droites ont le vent en poupe sur le continent, avec un bloc populiste (RN, AfD allemand, FPÖ autrichien) et un bloc post-populiste avec Giorgia Meloni en Italie, Orbán en Hongrie et Vox en Espagne).
De l’autre côté, une démobilisation dans le camp du président de la République, qui profite à Raphaël Glucksmann. Cette élection est très particulière, car elle est à la fois européenne et française. Et sur les deux parties, le message envoyé est celui de « dernier avertissement ». Certes, tout le monde sait que les élections européennes ne font pas l’élection présidentielle. Mais là, on est vraiment en train d’envoyer un ultime avertissement à la classe politique : « continuez comme cela et la prochaine fois, il n’y aura plus de barrage, ce sera l’extrême-droite ». En face de cela, il y a certes une petite embellie du côté de la social-démocratie avec M. Glucksmann, mais les facteurs d’inquiétude dominent très largement. Et je ne crois pas du tout que le discours d’Emmanuel Macron soit de nature à y répondre, parce que comme les précédents, il est encore totalement déconnecté du réel : il explique par exemple que ce qui a été fait en matière de Green Deal et d’immigration est un grand succès … Même chose à propos de la Défense, alors qu’on sait que sans les Etats-Unis, l’Ukraine est fichue. Quant à la déclaration d’intention selon laquelle l’Europe sera le leader mondial des l’Intelligence artificielle, des nouvelles énergies, de l’espace, des biotechnologies et du quantique en 2030, on se demande bien grâce à quelle baguette magique.
La vraie lueur d’espoir dans ce tableau est venue des deux discours qu’a prononcés Mario Draghi. Aujourd’hui, il est le seul homme d’Etat qui a peut-être à la fois la vision et la capacité de remettre l’Union en marche.

François Bujon de l’Estang :
On peut être frappés par le fait que nous sommes en pleine campagne électorale européenne, pour une élection dont le mode de scrutin est très lisible, et qu’à à peine six semaines de l’échéance, on parle de tout sauf d’Europe. L’analyse de Nicolas en est l’illustration même : en France, la préoccupation numéro 1 est le pouvoir d’achat. Le rapport avec l’Europe existe évidemment, mais il n’est évident. D’autre part, on sent bien dans la vie et les conversations de tous les jours, que ce qui intéresse les gens dans cette campagne, c’est le positionnement relatif des listes, c’est le score du RN, c’est M. Bardella, c’est la montée de M. Glucksmann au détriment de Renaissance et de LR … bref, la politique politicienne franco-française à l’état chimiquement pur.
Le plus grave est qu’il en va de même chez nos voisins. Qu’il s’agisse de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Espagne, tout ce qu’on entend ressemble furieusement à ce qui se passe chez nous. Les enjeux de cette élection européenne sont pour le moment strictement nationaux, en France c’est notamment l’horizon de 2027. Emmanuel Macron en est évidemment conscient, et c’est probablement pourquoi il a prononcé ce discours si solennel jeudi, que l’Histoire retiendra certainement comme « Sorbonne 2 ». Ce discours était conceptuel : il expose une vision et des idées, mais par rapport au « Sorbonne 1 » d’il y a cinq ans, il faut reconnaître que le contexte politique a changé du tout au tout, et que le lustre de M. Macron s’est considérablement terni. Les convictions européennes du président restent fortes, en revanche son audience et son influence ont nettement décliné.
Ce discours aura-t-il un effet d’électrochoc sur la campagne électorale ? J’en doute. Mais peut-être parviendra-t-il au moins à ramener quelques enjeux européens au centre du débat. Les chiffres qu’a donnés Philippe sont intéressants, mais ils donnent de l’état de l’opinion une impression très confuse : 57% des Français sont « très attachés à l’UE » et dans le même temps, 55% ne s’estiment pas assez informés sur l’Europe et admettent de rien y connaître … C’est typique des l’attitude française, dont le sentiment à l’égard de l’Europe a en effet beaucoup changé. Le premier avatar de l’Union était une création des Français Robert Schuman et Jean Monnet, mais avec la réunification allemande, l’élargissement à Vingt-Sept (et peut-être bientôt à Trente-Cinq ?), il y a un sentiment de dilution dont les Français souffrent. C’est de moins en moins leurEurope, et c’est pourquoi leurs préoccupations les ramènent au pas de leur porte.

Nicole Gnesotto :
L’augmentation de la participation aux élections européennes est récente, elle ne date que des élections précédentes. En revanche, depuis la première élection au suffrage universel de 1979 jusqu’en 2014, la participation n’a cessé de baisser. La seule augmentation a eu lieu en 2019, à la surprise générale, avec un vote des jeunes et un vote en faveur des écologistes.
La question qui se pose encore aujourd’hui est : ce « syndrome vert » jouera-t-il à nouveau en faveur d’une participation importante ? Les avis sont partagés : une partie de l‘électorat a pris conscience du coût des mesures de lutte contre le réchauffement climatique et on peut raisonnablement penser que le score vert des prochaines élections pourrait être moins bon (à moins d’une canicule le 9 juin).
Richard a très justement analysé la perception des Français, qui ont longtemps considéré l’Europe comme « une France en plus grand ». Ils aimaient l’Europe car elle était un multiplicateur de la puissance française, et parce qu’elle assurait la prospérité. Depuis le début de ce siècle, ce n’est plus si vrai : la prospérité se fait attendre, et la France n’est plus le leader de la construction européenne. Cela joue sans doute beaucoup dans le sentiment de dépit. Mais les Européens ont ovationné l’UE lors de la pandémie : ils ont constaté que l’Europe était capable d’agir, et cela a constitué un choc positif. Même chose pour l’Ukraine, où la majorité estime que l’UE a bien agi. Le paysage reste extrêmement contradictoire.

Richard Werly :
Je me demande s’il n’y a pas en France, davantage que dans les autres grands pays européens, un besoin de personnalisation et d’incarnation pour parvenir à aimer l’Europe. Le désamour d’aujourd’hui n’est-il pas lié à la disparition du « triangle d’or » Delors - Airbus - Ariane ? Avec Jacques Delors, on avait quelqu’un auquel on pouvait s’associer, tout le monde parlait d’Airbus et d’Ariane comme de réussites françaises (alors que ce sont largement des réussites européennes). C’est peut-être là que M. Macron marque des points : le « ré-amour » des Français pour l’Europe passera par des personnalités ou des réussites.

Nicolas Baverez :
Il y a assurément un déficit de leadership et d’incarnation, mais là où le président de la République a le plus déçu, c’est dans l’énorme écart entre les attentes des Français et la réalité. Les deux questions fondamentales auxquelles il aurait fallu répondre sont : quelle est la stratégie de la France en Europe ? Et puis : en quoi l’Europe est une valeur ajoutée pour la France ? Emmanuel Macron a commencé en disant que l’avenir de la France était celui de l‘Europe. C’est un postulat, mais cela ne peut pas être démontré. Ce qu’on attendait du chef de l’Etat, c’est qu’il montre ce que l’Europe nous apporte, qu’il démontre qu’on se porte mieux avec elle que sans. Car il y a effectivement des doutes là-dessus : depuis quelques années, l’Europe semble détruire tout ce qu’elle touche : l’agriculture, les télécoms, l’énergie … Et cela a des conséquences concrètes sur la vie des Français.

François Bujon de l’Estang :
C’est le sentiment de dilution qui domine. Le fait que l’influence et le poids de l’Allemagne ont tant augmenté pèse également beaucoup. Nous avons déjà des problèmes à Vingt-Sept, et l’arrivée prochaine des Balkans orientaux va vite nous mener à Trente-Cinq. Il n’y a plus de grande figure européenne qui soit française, mais il y a des clichés qui ont la vie dure : par exemple l’idée que l’Europe est néo-libérale et antisociale est très discutable, elle est pourtant sévèrement ancrée dans l’inconscient français.

LE DÉBLOCAGE DES MILLIARDS AMÉRICAINS POUR L’UKRAINE

Introduction

Philippe Meyer :
Après de longues et difficiles tractations, le 20 avril, la Chambre américaine des représentants dans un vote bipartisan a adopté par 310 voix pour - dont 101 républicaines - contre 112, un grand plan d'aide à l' Ukraine, Israël et Taïwan. L’enveloppe de 95 milliards de dollars, dont 61 milliards pour l’Ukraine, était réclamée depuis des mois par le président Joe Biden. Quelques minutes après le vote, le président ukrainien a estimé que l'aide américaine « sauvera des milliers et des milliers de vies ». Le président Joe Biden a salué l'« aide cruciale » à Israël et l'Ukraine, comme étant au « rendez-vous de l'Histoire ». Le Kremlin a dénoncé l'aide américaine qui « tuera encore plus d'Ukrainiens à cause du régime de Kyiv ».
Le Congrès américain n'avait pas adopté de grande enveloppe pour son allié depuis décembre 2022, principalement en raison de querelles partisanes. Le plan d’aide à l’Ukraine inclut 14 milliards de dollars pour les systèmes de défense américains, 13 milliards de dollars pour reconstituer aux États-Unis les stocks d’armes déjà données à l’Ukraine, 7 milliards de dollars pour les opérations militaires américaines dans la région et 9,5 milliards de dollars d’aide économique. Il autorise le président Biden à confisquer et à vendre des actifs russes, pour qu'ils servent à financer la reconstruction de l'Ukraine - une idée qui fait également son chemin auprès d'autres pays du G7.
Après des mois de tergiversations, le chef républicain de la Chambre, Mike Johnson, a fini par apporter son soutien, sous les huées d'élus trumpistes, hostiles à une telle aide. « Pour le dire franchement : je préfère envoyer des munitions à l'Ukraine qu'envoyer nos garçons se battre », a-t-il plaidé. Deux jours avant le vote, le directeur de la CIA, Bill Burns avait déclaré « sans aide supplémentaire, le risque est réel que les Ukrainiens perdent sur le champ de bataille d’ici à la fin de 2024 ». Depuis le début de l'année et le tarissement des crédits américains, l'armée ukrainienne s'est retrouvée de plus en plus en difficulté. Les forces russes grignotaient mois après mois du terrain. L'Europe ne parvenait pas à compenser les obus et les missiles manquant à l'Ukraine. Le 7 avril, le président Zelensky a, pour la première fois, affirmé que son pays « perdra[it] la guerre » si l’aide promise par les Etats-Unis restait bloquée au Congrès, expliquant que ses troupes pouvaient tirer un obus quand les Russes en envoyaient dix. Même tardif, le vote américain a été salué en Europe. La ministre des affaires étrangères allemande Annalena Baerbock a évoqué « un jour d’optimisme », son homologue italien parle d’un « tournant décisif ». Le président du Conseil européen, Charles Michel, s’est quant à lui réjoui de ce « message clair envoyé au Kremlin ». « Mieux vaut tard que trop tard », a commenté le premier ministre polonais Donald Tusk. Le retard de Washington pour débloquer cette aide a permis à la Russie de reprendre l’initiative sur le terrain. Mardi, le projet de loi a été adopté par le Sénat américain par 79 voix pour et 18 contre.

Kontildondit ?

François Bujon de l’Estang :
C’est un évènement tout à fait majeur. On était depuis plus de six mois dans une incertitude qui a beaucoup coûté à l’Ukraine. C’est une guerre d’attrition et de positions, absolument épuisante, cet interminable suspense a donc entraîné les Ukrainiens dans une spirale négative. La « contre-offensive » de l’été n’a rien donné, les stocks de munitions sont vides, le matériel permettant de frapper en profondeur et de réellement gêner les Russes manque, et les troupes russes ont grignoté du terrain. Cela a un coût très fort sur le moral ukrainien. A tout ceci s’ajoute un sentiment de « deux poids, deux mesures » : on aide l’allié israélien en suppléant à son « dôme de fer » mais on est loin d’en faire autant pour l’Ukraine, qui doit se débrouiller avec ses seuls alliés européens, qui sont toujours là mais pèsent moins lourd que les Etats-Unis.
Mais même s’il s’agit d’un évènement majeur, ce n’est pas pour autant un tournant dans la guerre. Cela ve permettre de continuer le combat, c’est-à-dire de tenir plus longtemps. En revanche, c’est peut-être un second souffle dans la politique américaine. La décision est passée à la chambre des représentants avec 310 voix contre 112. Dans ces 310 voix, il y avait évidemment tous les votes Démocrates, mais aussi 102 voix républicaines. Ce sont ces 102 voix-là qu’il faut opposer aux 112 : le parti Républicain est divisé, il s’est scindé en deux parties presque égales. Les trumpistes purs et durs, les « MAGA » (Make America Great Again) les plus acharnés continuent à voter contre un engagement militaire américain à l’extérieur, mais une centaine de Républicains a retrouvé des accents reaganiens pour intervenir aux côtés des Démocrates, parce qu’ils pensent que l’Occident est menacé en Ukraine. C’est tout à fait nouveau, et cela montre probablement que M. trump est en train de perdre de son audience au sein du parti Républicain.
Le speaker de la Chambre, Mike Johnson, est un inconnu. Il vient de Louisiane, c’est son premier mandat de Congressman, et il était présenté comme un bon petit soldat du trumpisme. Or c’est lui qui a décidé de ce revirement, en ayant écouté la CIA, en ayant lu les rapports … Il a donc pris la décision qui lui a semblé juste. Il a très bien compris que si l’Ukraine perdait la guerre, la première victime serait M. Trump et le parti républicain. Ce qui est intéressant, c’est qu’il a essayé d’avoir l’assentiment de Trump. Une fois sa décision prise, M. Johnson s’est en effet précipité à Mar-a-Lago et a obtenu de l’ancien président un nihil obstat. Il a par conséquent pris la responsabilité de ce vote. Peut-être le vent est-il légèrement en train de tourner à Washington.

Richard Werly :
Le poids des images est assez saisissant dans cette affaire. Au moment où Joe Biden signait ce chèque de 96 milliards, destiné à consolider la puissance américaine, c’est-à-dire à « make America great again », Donald Trump était assis dans un prétoire de Manhattan, accusé d’avoir soudoyé une actrice de films pornographiques. Le contraste en dit très long. Joe Biden est en train de prouver qu’il est certes vieux, fragile et gaffeur, mais qu’il est encore le patron, qu’il dirige l’Amérique. Il a su faire preuve de patience et n’a pas forcé la main au Congrès. Bref, quand on regarde l’image avec un peu de recul, constate que Joe Biden, en vétéran de la politique, a su sortir vainqueur d’une situation ô combien difficile.

Nicole Gnesotto :
C’est sans doute une bonne nouvelle pour l’Ukraine (ne serait-ce que pour le moral des troupes), mais aussi pour la diplomatie américaine, mise en échec au Moyen-Orient. Vis-à-vis de la Russie au moins, l’image des Etats-Unis redevient positive. Et c’est aussi une bonne nouvelle pour l’Europe, qui craignait de devoir porter seule le fardeau économique du soutien à l’Ukraine.
Pour autant, on peut se poser deux questions. D’abord : à quoi va servir cette aide ? François nous rappelait qu’elle ne va pas changer le cours de la guerre, mais étant donné le montant important, on peut se demander ce que les Ukrainiens vont en faire. Depuis le début de la guerre, la somme totale des aides américaines et européennes se monte tout de même à environ 200 milliards de dollars. Les Ukrainiens peuvent décider de tenter une nouvelle offensive, mais ils devront sans doute céder aux pressions américaines. Car recevoir autant d’argent n’ira pas sans quelques obligations.
D’où la deuxième question : quelle est la contrepartie de cette aide américaine ? Je n’exclus pas qu’avant l’échéance électorale de novembre prochain, les Américains ne demandent au président Zelensky d’envisager une sortie de crise (dont j’ignore totalement la forme). Cet argent permettrait de le faire dans une relative position de force. Je note que le vocabulaire a changé : jusqu’à maintenant les Occidentaux disaient « il faut que l’Ukraine gagne et retrouve ses frontières d’avant 2014 », désormais c’est il ne faut pas que la Russie gagne ». C’est significatif.

Nicolas Baverez :
La guerre d’Ukraine est la matrice du XXIème siècle, comme la première guerre mondiale fut celle du XXème. Elle va structurer l’avenir de l‘Europe et de la liberté. Ce qui vient de se passer est effectivement important, mais ce n’est pas un tournant pour autant. L’Ukraine est un peu dans la situation de la France en 1917 : elle vient de passer une année terrible, elle manque d’hommes et de munitions, et l’ennemi progresse. Avec Gaza (et désormais l’Iran) un autre conflit détourne l’attention occidentale, et est prioritaire pour l’Amérique. Et puis, il y a l’ombre portée de la possible victoire de Donald Trump et d’un arrangement avec le Kremlin, une sorte de nouveau Yalta, qui ferait de l’Ukraine un simple enjeu de partage. La conjoncture était donc redoutablement difficile.
Les choses n’ont pas radicalement changé, mais il y a au moins la possibilité de stabiliser le front. On a gagné du temps. L’aide militaire à l’Ukraine va augmenter en quantité (de munitions) mais aussi et surtout en qualité. Les missiles livrés vont permettre des frappes en profondeur, avec une portée de plus de 300 kilomètres. La différence majeure entre l’aide américaine et l’aide européenne est que l’Europe n’a pas de stocks, ni de capacité de production. Les Etats-Unis ont non seulement du stock, mais surtout le génie de la logistique. Le matériel part d’Allemagne, et se retrouvera donc très rapidement sur le front.
La Russie a beaucoup misé sur l’arrivée de Trump, et cette fenêtre qui l’avantageait vient aujourd’hui de se réduire considérablement. Et puis, à côté des 60 milliards pour l’Ukraine, il y a l’engagement en faveur d’Israël et de Taïwan. Les Etats-Unis viennent d’envoyer un message politique fort : ils ne renoncent pas à leur leadership, ni à leur posture de garant de la sécurité des démocraties dans le monde, même s’il est vrai que tenir ces trois fronts à la fois n’a rien d’évident.
Pour l’Europe, c’est une demi-bonne nouvelle : les Etats-Unis sont de retour, et cela va soulager le front ukrainien. Mais cela a également démontré que l’Europe était incapable de soutenir l’Ukraine seule, que ce soit sur le plan militaire ou économique. L’économie de guerre est une réalité en Russie, pas en Europe.
Enfin, on a acheté du temps, mais trois problèmes surplombent toujours : le résultat de l’élection présidentielle américaine, l’absence de réarmement de l‘Europe, et l’absence de sortie politique de la crise ukrainienne.

François Bujon de l’Estang :
Ce vote est un grand succès pour le camp Démocrate, mais aussi pour Joe Biden lui-même. Tout le monde raille son âge ou ses bourdes, mais il faut souligner son habileté à manœuvrer le Congrès. Alors même qu’il est plus polarisé que jamais, voilà le quatrième texte pour lequel il réussit à obtenir une majorité bipartisane.
Une fois de plus, la démonstration vient d’être faite que sans les Américains, l’Europe est en très grande difficulté, mais aussi que l’aide américaine ne va jamais de soi, elle est toujours précaire et soumise à des aléas politiciens à Washington. Par conséquent, les Européens qui défendent une souveraineté européenne ont raison. C’est peut-être un vœu pieux, mais c’est pourtant la seule façon d’échapper à ce fait : en définitive, tout dépend des Etats-Unis.

Philippe Meyer :
Rappelons que la situation ukrainienne sera également impactée par le résultat des élections européennes du 9 juin prochain, avec l’éventualité d’une majorité tellement à droite que la Russie s’en trouverait avantagée.

Les brèves

L’Europe enfla si bien qu’elle creva

Richard Werly

"Sylvie Goulard vient de publier ce livre, au titre provocateur. Sa thèse, expliquée avec force dans cet ouvrage, est que l’élargissement dans les conditions actuelles conduirait ni plus ni moins à la mort de l’UE telle que nous la connaissons. Ce n’est pas la première fois que Sylvie Goulard se prononce contre un élargissement irraisonné, elle l’avait déjà fait à propos de la Turquie. Le faire à propos de l’Ukraine est plus courageux, mais elle ne va pas toujours au bout de ses arguments. Par exemple, elle évite soigneusement de mettre en cause un certain nombre de dirigeants européens, notamment Ursula von der Leyen. Mais sur le plan de l’analyse des forces et des faiblesses de l’Union, c’est remarquable."

Dom Juan

Nicole Gnesotto

"Je vous recommande le Dom Juan de Molière qu’a mis en scène Macha Makeïeff et qui se joue au théâtre de l’Odéon jusqu’au 19 mai. Ce ne sera pas facile, car le spectacle affiche complet, mais il sera repris à l’automne à Aix, et puis en tournée et sans doute à Paris. J’ai trouvé la mise en scène esthétiquement très belle : les couleurs, les lumières, la musique … et aussi très déroutante. Macha Makeïeff place cette histoire au XVIIIème siècle, et dans ce décor de velours, un Dom Juan, sale, mal fagoté, dépenaillé … C’est tout l’intérêt de cette mise en scène : le séducteur irrésistible est un minable, un pauvre type. Une version très moderne, féministe et très intelligente de ce texte éternel. On a l’habitude d’un Dom Juan séducteur mais engagé dans le libertinage, philosophe, rebelle … Ici, le personnage est sans conviction, presque victime de lui-même et c’est très intéressant."

Post-populisme

Nicolas Baverez

"Je vous recommande ce livre de Thibault Muzergues. Il pointe qu’il y a désormais deux extrême-droites : la première est populiste, c’est celle de Marine Le Pen en France ou de l’AfD en Allemagne, qui ne se porte pas très bien. Et comme souvent, l’Italie est un laboratoire politique. Giorgia Meloni a été sous-estimée : elle a réussi à créer un post-populisme. Très conservatrice sur les questions sociétales, très dure sur l’immigration, libérale sur l’économie, atlantiste et opposée aux empires autoritaires. C’est assez proche de ce que défend quelqu’un comme Jordan Bardella."

Philosophie magazine Hors-série : Kant

Nicolas Baverez

"Deuxième recommandation, plus positive : c’est le tricentenaire de la naissance d’Immanuel Kant. Pensons à cet homme de la liberté, de la raison pratique, de la paix perpétuelle. On comprend que son image soit absolument absente de sa ville natale, Königsberg (devenue Kaliningrad), ou que sa tombe ait été saccagée par les autorités russes. Mais le message demeure, et il mérite plus que jamais d’être entendu. Il y a un très bon numéro spécial de Philosophie magazine consacré au grand penseur."

Diên Biên Phu : les leçons d’une défaite

François Bujon de L’Estang

"Nous sommes dans une époque friande de commémorations en tous genres. Le 7 mai prochain, ce sera celle de la chute de Diên Biên Phu, et j’observe un regain d’intérêt pour la guerre d’Indochine, et beaucoup de publications. Parmi elles, j’aimerais vous recommander l’ouvrage de Pierre Servent, historien reconnu. Il signe ici un livre qui se lit très agréablement. Servent nous raconte la bataille, mais surtout il explique les erreurs stratégiques qui ont été commises, qui rétrospectivement apparaissent flagrantes, mais qui ne l’étaient pas à l’époque. Il est évident que poursuivre la guerre d’Indochine pendant huit ans, si loin de la France métropolitaine, alors que le pays était épuisé par la seconde guerre mondiale, était un non-sens complet. Absurdité totale aussi dans le choix du site de la bataille : une cuvette extraordinairement vulnérable, très difficile à ravitailler … Un retour en arrière très utile pour éclairer les fronts d’aujourd’hui. "