Thématique : La relation France-Algérie, le rapport Stora, avec Akram Belkaïd / n°202 / 18 juillet 2021

Téléchargez le pdf du podcast.

Introduction

Philippe Meyer :
En juillet 2020, le Président Emmanuel Macron a chargé Benjamin Stora, professeur à l'université Paris-XIII et à l'INALCO, et président du Conseil d'orientation de la Cité nationale de l'histoire de l'immigration de « dresser un état des lieux juste et précis » sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d'Algérie, censé « s'inscrire dans une volonté nouvelle de réconciliation des peuples français et algériens ».
Dans ce rapport, remis en janvier dernier, Benjamin Stora constate que les mémoires de la colonisation et de la Guerre continuent de saigner, constituant désormais en France l’un des points de cristallisation de la réflexion sociétale autour de l’ « identité nationale ». Cette persistance des conflits s'explique selon lui par la multiplicité des groupes porteurs de ces mémoires, entre les pieds-noirs, les près de un million et demi de soldats français mobilisés, les harkis, les immigrés algériens en France, ainsi que leurs enfants.
A travers l'exposé des relations entre la France et l'Algérie depuis l'indépendance, le rapport montre que des pas ont été faits vers la réconciliation, comme par exemple la reconnaissance par un vote à l’Assemblée nationale en 1999 du terme de « guerre d'Algérie», ou en 2005 celle des massacres de 1945 à Sétif et à Guelma. Plus récemment, il y eut la déclaration d’Emmanuel Macron sur « l’affaire Audin », jeune mathématicien enlevé et assassiné pendant la Bataille d’Alger en 1957.
Selon Stora, ce mouvement vers la réconciliation doit permettre le passage d’une mémoire communautarisée à une mémoire commune, à la fois en France mais aussi entre historiens algériens et historiens français. Il doit aussi permettre la sortie de ce que le rapport appelle la « concurrence victimaire », sorte de mémoire cloisonnée où chacun des groupes porteurs de mémoires différentes se pose en victime supérieure à l’autre.
Le rapport s'achève sur trente préconisations, comme la constitution d’une Commission « Mémoires et vérité » chargée d’impulser des initiatives communes entre la France et l’Algérie sur les questions de mémoires, ou l'entrée au Panthéon de Giselle Halimi.
A l’approche du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie en 2022, peut-il y avoir un nouveau Traité de réconciliation entre les peuples algériens et français ?

Kontildondit ?

Akram Belkaïd :
Je suis très prudent par rapport au terme de « réconciliation ». En tant qu’Algérien, je n’ai pas l’impression que nous sommes encore en guerre les uns contre les autres, ni qu’il y a, au-delà de l’agitation politique et médiatique, une cassure entre les deux pays ou les deux peuples. Mon constat sur les relations entre les deux pays est plutôt optimiste et positif. Je pense qu’il faudrait néanmoins aller de l’avant, et ranimer ce vieux projet de signature d’un traité d’amitié, qui a existé dès l’indépendance et a été négocié tout à tour entre Ben Bella et de Gaulle, puis entre Boumédiane et Giscard d’Estaing, et plus récemment entre Bouteflika et Chirac. Ce projet faillit voir le jour au début des années 2000, avant d’être torpillé par cette fameuse loi sur les bienfaits de la colonisation, générant une crise entre les deux capitales. Aujourd’hui, personne n’ose encore reprendre l’idée de ce traité.
Ne soyons pas naïfs, les questions mémorielles continueront longtemps d’opposer les uns et les autres, il faudra plusieurs générations avant que tout cela ne soit totalement apaisé. D’abord, ce ne sera possible qu’après la disparition des acteurs du conflit et la dissipation des rancœurs de part et d’autre. D’ici là, il faut faire avec. Je pense que Benjamin Stora est un historien accompli, avec énormément d’expérience, il est lui-même d’origine algérienne et connaît très bien la société du pays. Il dit que son travail l’a forcé à évoluer sur une ligne de crête, car on lui a à la fois demandé de « guérir » la société française de cette histoire algérienne, mais aussi de tenir compte des attentes des Algériens, sans oublier l’importante communauté d’origine algérienne en France, prompte à revendiquer. C’est une équation à plusieurs inconnues, et à aucune solution. Prétendre qu’on va tout régler serait illusoire.
Ceci étant dit, il est possible de vivre dans une continuité harmonieuse. Il y a des points qui divisent, mais d’autres peuvent être aisément dépassés. Dans cette question mémorielle, il faut aussi distinguer les questions qui concernent la France et l’Algérie de celles qui concernant la France et les Français. On a parfois tendance à mélanger les deux. Il existe des débats en France qui n’intéressent absolument pas les Algériens, même s’il intéressent les Français d’origine algérienne qui vivent en France. Nous le verrons sans doute au cours de l’année, pendant laquelle il y aura des commémorations, je pense par exemple au 17 octobre prochain, 60ème anniversaire des ratonnades organisées par le préfet Papon. Cet évènement a à mon sens bien plus d’importance pour les communautés algériennes de France que pour les Algériens.

David Djaïz :
J’ai coutume de dire que l’Algérie est notre autre Allemagne. A la fois par l’interpénétration des cultures, les flux humains entre les deux pays, et ce mélange de co-présence et d’ignorance mutuelles. Les Français savent très peu de choses de l’Algérie contemporaine, de son Histoire, de sa situation géopolitique, et vice-versa.
Je connais bien les travaux de Benjamin Stora sur la segmentation des mémoires, entre les Pieds-noirs, les immigrés, les Harkis, les Juifs séfarades, etc. Mais je m’interroge sur la pertinence d’une approche reposant sur la mémoire ; d’abord parce que j’ai tendance à penser que ce qui est du ressort des Etats, c’est plutôt l’Histoire (à travers l’enseignement), davantage que la mémoire. On peut travailler à faire dialoguer et réparer des mémoires blessées, mais à travers l’enseignement le plus dépassionné et objectif possible de l’Histoire. Je me demande aussi si cette approche ne nous fait pas tomber dans le piège tendu par quelques « rentiers de la mémoire », des deux côtés de la Méditerranée. Mon père étant arrivé d’Algérie à l’âge de 25 ans, j’ai des liens affectifs forts avec ce pays, en particulier avec des jeunes qui y vivent, et il ne me semble pas avoir senti chez eux une revendication identitaire obsessionnelle quotidienne. J’ai plutôt l’impression que nous sommes dans un agenda politique, qui se durcit des deux côtés. En France, les identitaires sont de plus en plus intransigeants ; c’est ce que Stora appelle le « sudisme » : la question algérienne est déterminante pour une certaine extrême-droite dans le sud de la France, qui considère que le conflit n’est pas encore soldé. Et en Algérie, nous avons un régime qui est totalement aux abois, dont les recettes pétrolières chutent, en difficulté avec le mouvement du Hirak ... Je me demande si cette approche qui se veut très saine ne risque pas au contraire de remettre une pièce dans cette machine, alors que le meilleur moyen d’en sortir par le haut serait plutôt de travailler à des coopérations économiques et culturelles ?

Akram Belkaïd :
Je suis absolument d’accord. Votre expression « d’autre Allemagne » me paraît très juste, mais elle n’est absolument pas reconnue politiquement. Quand vous allez à Orly ou à Roissy (hors pandémie, bien entendu) et que vous regardez les vols entre les deux pays, vous prenez conscience que les va-et-vient sont incessants. Les sociétés sont bien plus interpénétrées qu’on ne le dit et qu’on ne le croit ; mais sur le plan politique, ce n’est pas assumé, on fait comme si l’Algérie était le passé, et non le présent, et qu’il n’y a pas besoin d’en parler beaucoup.
Or, quand on regarde les chiffres économiques, l’un des rares pays avec lesquels la France présente un solde commercial positif est l’Algérie. Bon an mal an, elle demeure un partenaire économique important. Et pour l’Algérie, la France demeure un partenaire incontournable dans de nombreux domaines. A commencer par les gens voulant faire des études supérieures, recevoir des soins, passer des vacances ... Tout cela aurait mérité une vision bien plus large que le seul fait mémoriel. Cela ne veut évidemment pas dire que les historiens ou les artistes ne doivent pas travailler et creuser ces périodes. Le danger est de ne se focaliser que sur la guerre d’Algérie et la guerre d’indépendance. On découvre aujourd’hui que la période coloniale, la conquête sont des épisodes tout aussi importants dans le vécu des uns et des autres. Que ce genre d’initiatives soient générées par la puissance publique mérite certes d’être salué, mais en même temps, c’est porteur de risques. D’abord parce que cela génère des deux côtés de la Méditerranée des réactions politiques, cela crispe le débat et fait ressortir des discours outranciers.
En Algérie, c’est la bonne occasion pour un pouvoir qui n’a plus d’assise populaire de tenter d’unifier autour de la détestation de la France. C’est un discours récurrent, tenu par des gens dont les enfants étudient au lycée français d’Alger ... Il y a certes encore quelques militants du FLN, qui ont une position très digne et cohérente, mais c’est très minoritaire. Un grand nombre de dirigeants algériens ont, ou ont eu un appartement en France, leurs enfants sont venus y étudier ... Il y a quelques années, on a ainsi appris que le dirigeant du parti FLN possédait un 200 mètre carrés à Neuilly. Ce discours est donc totalement hypocrite, il joue sur des vieux réflexes que la jeunesse algérienne d’aujourd’hui n’a apparemment pas. Cette même jeunesse a de moins en moins de repères par rapport à l’Histoire du Pays. Personnellement, je suis un enfant de l’indépendance, on ne nous a évidemment pas tout dit (presque rien, en réalité), mais on nous a tout de même appris quelques dates. Nous savions que la guerre commençait le 1er novembre 1954, et que le cessez-le-feu qui suivit la signature des accords d’Evian eut lieu de 19 mars 1962. Aujourd’hui, pour les gamins nés dans les années 2000, tout cela a des allures préhistoriques, un peu comme pour ce qui a précédé la 1ère guerre mondiale pour les jeunes Français.
Il y a évidemment des questions mémorielles sur la table, mais elles me semblent davantage être l’affaire d’historiens, d’intellectuels et d’artistes que de politiques.

Béatrice Giblin :
Je partage vos points de vue sur la différence entre mémoire et Histoire. Pour faire de l’Histoire, il faut avoir accès aux documents, aux archives. C’est une question sensible en ce qui concerne les relations entre la France et l’Algérie. Benjamin Stora ne fait pas qu’un travail de mémoire, il dirige plusieurs thèses , et d’excellents jeunes chercheurs font un vrai travail d’historien. Sur la colonisation (et pas seulement sur la guerre d’Algérie). Dans l’ouvrage qu’il vient de publier France -Algérie : les passions douloureuses, il y une bibliographie très importante, qui montre bien ce travail historique côté français. Malheureusement, ce travail ne se fait pas encore du côté algérien ; l’argument évoqué est le suivant : « nous n’avons pas les archives, vous les avez prises, tant qu’elles ne nous ne seront pas rendues, nous ne pourrons pas le faire ». Ce n’est qu’en partie vrai, car il y a des archives algériennes sur lesquelles il faut aussi travailler.
En 1967 paraissait la somme de Charles-André Julien sur l’histoire de la colonisation. Ce travail remarquable ne date pas d’hier et devrait être réédité. Il est très éclairant sur la complexité du rapport entre les deux pays. Le travail d’historien existe donc, il doit être mieux connu, davantage enseigné, et poursuivi, notamment du côté algérien.
Si les rapports entre les deux pays sont si difficiles, n’est-ce pas aussi dû à la présence très nombreuses de Français d’origine algérienne en France ? Après la guerre d’Algérie, on s’est étonné du fait que, non seulement peu d’Algériens qui étaient en France étaient retournés en Algérie, mais aussi de ce que beaucoup d’autres ont continué à venir (pour des raisons politiques ou économiques). Cette sorte d’humiliation, consistant à devoir venir dans le pays qu’on a combattu, n’engendre-t-elle pas chez leur descendants un ressentiment ?

Akram Belkaïd :
Sur la question des historiens, vous avez raison, cependant il existe aujourd’hui une production d’historiens algériens, même si elle est encore modeste. Les publications sont peu nombreuses, de niveau inégal mais avec tout de même des travaux intéressants, et elles continuent malheureusement d’être ignorées en France, qu’il s’agisse des éditeurs ou des distributeurs. Ils écrivent en arabe ou en français. Il y a beaucoup de monographies, de témoignages, de récits, à propos de la guerre d’Algérie. Beaucoup de ces travaux sont publiés à compte d’auteur (car être éditeur en Algérie est difficile).
Les historiens algériens sont confrontés à deux problèmes. D’abord, l’accès aux archives en Algérie est très difficile, qu’il s’agisse des archives nationales ou de celles du FLN (quasiment toutes inaccessibles) et de plus elles sont très fragmentées. Quasiment chaque famille algérienne a ses propres archives, et rechigne à les remettre à la puissance publique (ce serait les perdre), ou à les ouvrir (par manque de confiance).
Ensuite, l’accès aux archives en France est compliqué lui aussi. Il faut d’abord avoir un visa, et ce n’est pas rien, puis obtenir l’autorisation d’accès. Jusqu’à présent, c’est très difficile pour les chercheurs algériens, car certains acteurs sont encore en vie, et les autorités françaises craignent d’éventuelles polémiques. Le grand drame en Algérie, c’est qu’à bien des égards, l’Histoire de la colonisation et de l’indépendance du pays est écrite à l’étranger. Il y a effectivement un mouvement tentant de rééquilibrer cela mais ce n’est pas évident : il y a un certain monopole de situations, quelques spécialistes incontournables, et la production algérienne a du mal à se faire entendre, tout comme on a tendance à largement ignorer les travaux anglo-saxons, qui ont tout de même beaucoup apporté, et constituent des « pas de côté » très enrichissants.
Quant à votre deuxième question, il est vrai que la relation entre la France et l’Algérie comporte en réalité trois acteurs. En plus des deux pays, il faut effectivement compter avec les binationaux. Certains ne sont jamais allés en Algérie ou n’y ont pas mis les pieds depuis des années, ou ne parlent pas la langue ... Ils sont en réalité d’abord français, même s’ils se revendiquent algériens, parfois à cause d’une colère à l’égard de la société française (difficultés à s’insérer dans la vie professionnelle, relégation dans des quartiers, les raisons sont multiples). Et politiquement parlant, ce troisième acteur est ignoré par les deux autres. Côté algérien, on ne dit jamais à la jeune émigration, aux enfants de la troisième ou quatrième génération qu’ils n’ont pas à avoir honte de se dire français. Il y a encore une espèce de non-dit, sauf pour les footballeurs. Dans ce domaine, quand il s’agit de repérer les talents binationaux et de composer une équipe d’Algérie, on n’hésite pas. L’équipe actuelle est presque entièrement constituée de joueurs nés, élevés et formés en France, sans que cela ne gêne qui que ce soit. Côté français, c’est sur cette population française d’origine algérienne que se concentrent les discours et les actes xénophobes. Pour beaucoup de Français, les Algériens ne sont pas les citoyens d’Algérie, mais les Français d’origine algérienne vivant en France. A mon avis, le point le plus urgent sur lequel il faut travailler concerne ce troisième acteur. Il y eu quelques progrès cependant. Par exemple, pendant quelques années, le service militaire a été un drame absolu pour les jeunes atteignant 18 ans, car des jeunes vivant en France et allant en Algérie (pour des vacances par exemple) sont retenus sur le territoire et envoyés au service militaire. Il a fallu 25 ans pour que les deux pays signent enfin un accord donnant le choix à ces jeunes. Mais des problèmes de ce type existent dans beaucoup d’autres domaines : retraite, sécurité sociale, possibilité de voyager d’un pays à l’autre ... Et chaque fois que les deux pays se rencontrent, ces questions sont toujours évoquées en dernier malheureusement.

Matthias Fekl :
Je suis un peu en décalage avec ce qu’a dit David. Il me semble qu’aujourd’hui en France, les différentes mémoires continuent à jouer un rôle politique assez fondamental dans le débat public intérieur, même s’il est inconscient. Je m’explique. Il y a différentes mémoires : celle des Français d’Algérie et de leurs enfants, celle des Algériens, celle des enfants Franco-algériens issus de l’immigration, celle des Harkis ... De toutes ces mémoires tissées, en partie douloureuses ou tragiques, résulte un inconscient politique assez explosif. Il est instrumentalisé, notamment dans l’extrême-droite française, où il existe ce fantasme d’une espèce « d’armée dormante » prête à l’insurrection. Il y a les polémiques récurrentes sur la présence de drapeaux algériens, dans les stades de foot ou les manifestations politiques. Que pensez-vous du rôle de cet inconscient politique dans les débats et les discours ? Je pense que si la funeste proposition de déchéance de nationalité a été aussi blessante, c’est parce qu’elle touchait au cœur de tout cela, qu’elle a donné le sentiment à toute une jeunesse d’être rejetée, d’être moins française qu’une autres.
Ma seconde question porte sur le côté algérien. Vous avez évoqué la présence de plusieurs générations, et j’aimerais savoir comment cette mémoire est appréhendée, et peut-être instrumentalisée dans les différents secteurs de la société algérienne.

Akram Belkaïd :
La mémoire est un matériau très inflammable. L’Algérie est une blessure plus ou moins bien refermée en France, constitutive de certaines institutions. La 5ème République notamment est née à cause ou grâce à ce qui se passait en Algérie. On voit bien qu’il s’agit d’un référentiel. Le Front National s’est constitué de partisans de l’Algérie française, qui n’ont jamais pardonné à de Gaulle tout ce qui s’est passé entre 1958 et l’indépendance. Mais est-ce aux politiques de s’occuper de cette mémoire ? Il est inévitable que les plus opportunistes d’entre eux continuent d’appuyer là où ça fait mal pour améliorer leurs scores électoraux, mais même si l’on arrivait à trouver miraculeusement un consensus franco-algérien demain, je ne suis pas sûr que cela y changerait grand-chose.
Je vais vous donner un exemple concret. Emmanuel Macron a fait deux reconnaissances. La première fut d’admettre la responsabilité de l‘Etat dans la mort de Maurice Audin, et plus récemment dans la mort d’Ali Boumendjel (avocat engagé pour l’indépendance de l’Algérie, torturé et tué en 1957, et dont la mort avait été maquillée en suicide). Dans les deux cas, il s’agit de personnages emblématiques, et ils ont un point commun important : ni l’un ni l’autre n’appartenaient au FLN. Maurice Audin était un militant communiste, et Ali Boumendjel un militant de l’UDMA (Union Démocratique du Manifeste Algérien), l’aile libérale du mouvement nationaliste algérien. On peine à imaginer le fracas médiatique et politique si demain le président Macron reconnaissait la responsabilité de l’Etat dans la disparition de Larbi Ben M’hidi, l’un des fondateurs du FLN, mort pendant la bataille d’Alger, vraisemblablement assassiné sur ordre du colonel Aussaresses. Les choses évoluent, mais à petits pas, tout cela est encore de la dynamite politique. Il y a aujourd’hui cette opposition : les Algériens se sentent souvent sommés par les Français (et pas seulement par les nostalgiques de l’Algérie française, à gauche aussi) de reconnaître les crimes du FLN, en réponse de la reconnaissance des crimes côté colonial. On est dans cette permanente confrontation.
Même si l’Etat français reconnaissait demain les torts de la colonisation (je ne parle pas de « repentance », ce terme est une fausse piste qui ne fait qu’alimenter la polémique), je ne suis pas sûr que cela contenterait une partie de la société française, qui n’a toujours pas accepté l’indépendance de l‘Algérie, ou du moins considère que les Algériens ont eux aussi des torts qu’ils devraient reconnaître.
Quant à votre deuxième question, je dirais que la mémoire de la guerre d’Algérie s’étiole. Il y a une mémoire dont on ne parle jamais, c’est celle de la colonisation. On a souvent l’impression que la seule chose dont les Algériens se souviennent, c’est la guerre d’Algérie, or en réalité, dans les histoires familiales, la colonisation est une mémoire plus profonde. Il est des familles qui ont transmis d’une génération à l’autre la douleur de la confiscation des terres. En Kabylie par exemple, le souvenir est encore très vif de la déportation des insurgés de 1871, qui ont rejoint les communards déportés en Nouvelle-Calédonie, et que Louise Michel a découverts une fois exilée. Il y a les mémoires des déplacements de population et de ce que cela inflige ... Mais l’Algérie indépendante ayant connu un certain nombre de crises, et une croissance démographique assez exceptionnelle (à peine 10 millions d’habitants en 1970, près de 50 aujourd’hui). La mémoire d’aujourd’hui est celle de la guerre civile des années 1990, et des 20 années de Bouteflika. Comme ces questions mémorielles sont aussi portées par les productions artistiques (cinématographiques et littéraires notamment), elle est souvent une réaction à la production française. Par exemple, le film Indigènes, qui a eu un grand impact en France, fait réagir les Algériens. De nombreuses choses leur déplaisent dans le film, mais ils constatent que pour de multiples raisons (notamment la censure et les difficultés de financement) ils sont malheureusement incapables de faire la même chose.

David Djaïz :
Il y a effectivement de grands périls à ce que les Etats et les gouvernements s’approchent trop près de ces questions mémorielles si volatiles. S’en tenir à l’Histoire, toute l’Histoire et rien que l’Histoire me paraît nettement préférable. La mémoire devrait être laissée aux individus, qu’il s’agisse des artistes ou des simples citoyens.
En Algérie, il n’y a pas simplement eu une guerre entre une puissance colonisatrice et un pays aspirant à l’indépendance, la présence française en Algérie était une colonisation de peuplement. Donc pendant près de 130 ans, il y a eu une interpénétration très profonde, des échanges et des flux très importants. On a non seulement eu une guerre de décolonisation, mais aussi deux guerres civiles, en réalité, dont l’une était franco-française, avec des Français tuant d’autres Français (les crimes de l’OAS n’ont pas seulement été perpétrés sur le territoire algérien, en France aussi). Max Weber disait que « la politique, c’est l’affaire de l’avenir ». Il me semble que le meilleur moyen de sortir par le haut de tout cela, c’est de se lancer sur des coopérations structurantes. De Gaulle l’avait fait avec l’Allemagne avec le projet européen, le charbon et l’acier, la coopération nucléaire civile ... Que pourrait-on faire entre la France et l’Algérie, sachant que nous avons là les deux puissances méditerranéennes des rives Nord et Sud, et qu’un projet de prospérité et de sécurité semble possible.

Akram Belkaïd :
Je suis d’accord avec vous sur la distance à maintenir entre le politique et la mémoire, à une nuance près. Je pense que de temps à autre, il est bon que le politique s’en empare pour marquer des jalons. J’en reviens encore une fois à la nécessité de réfléchir ensemble à la manière dont on pourrait faire en sorte que la jeunesse française d’origine algérienne puisse enfin se sentir bien dans le pays dans lequel elle vit. Il y a des efforts évidents du côté français (lutte contre la discrimination), mais il y en a à faire du côté algérien. Pas forcément matériel d’ailleurs, ne serait-ce que dans la tenue du discours, dans l’attitude ... C’est pour moi le grand problème, car il conditionne la cohérence et la tranquillité au sein même de la société française.
La seule fois où le comportement de certains excités a posé en problème en Algérie, c’est quand des jeunes ont envahi le Stade de France en 2001. A part cela, aucun dirigeant algérien ne réagit. Quand on retrouve malheureusement des jeunes d’origine algérienne dans des groupes djihadistes, le discours algérien officiel consiste à dire : « ce n’est pas nous qui les avons mal éduqués, c’est la France ». La réalité est que ce sont des enfants des deux pays, et qu’il faudrait une dimension politique importante, s’obliger à parler de ces choses. Jusqu’à présent, les uns et les autres s’y refusent.
L’utilité des coopérations est évidente. Il y a une économie entre les deux pays, elle est assez importante, mais elle n’est pas à la hauteur des défis qui les attendent. On pensait par exemple que dans le domaine des transports ou de la formation, on ferait un bond, or cela n’a pas été le cas. Des choses ont été esquissées au début des années 2000, mais malheureusement l’Algérie a depuis pris un autre positionnement, s’ouvrant notamment aux influences chinoises ou turques, dans une volonté un peu populiste de montrer que l’on coupait le cordon avec la France. Mais nos deux pays sont proches, et si demain vous faites un appel à intérêt pour que des spécialistes français aillent travailler aux côtés de leurs confrères algériens dans tel ou tel domaine, il y aura des volontaires. L’Algérie parle aux gens, mais les obstacles sont politiques. Le problème fondamental est qu’en Algérie, le pouvoir n’est pas démocratique et ne veut pas d’une normalisation des relations, car l’antagonisme avec la France est l’un des leviers pour mobiliser la population. Et du côté français, il y a une réticence à admettre que l’on pourrait faire plus de choses avec l’Algérie. Certains députés n’ont aucun problème à dire qu’ils font partie du groupe d’amitié franco-turque, franco-marocain ou franco-tunisien, il n’en va pas de même avec l’Algérie. A ma connaissance, le seul homme politique français à reconnaître des liens personnels avec l’Algérie est Arnaud Montebourg.
Et puis, sans faire de surenchère chauvine, ce qui complique aujourd’hui les relations franco-algériennes, c’est que la communauté marocaine s’agace de plus en plus d’une prégnance de la communauté algérienne en France. Le Maroc est très soutenu par la France sur la question du Sahara, ce qui rend les Algériens fous de rage ; c’est d’ailleurs à mon sens le premier problème entre les deux pays : dès qu’on gratte un problème mémoriel, on trouve le Sahara, et les Algériens n’admettent pas de trouver les Français aux côtés des Marocains. Aujourd’hui toute démarche politique de coopération française à l’égard du Sud de l’Algérie est immédiatement recadrée dans un ensemble méditerranéen plus vaste, diluant les efforts des uns et des autres.

Béatrice Giblin :
Je pense que les relations France-Maroc et France-Algérie sont liées à l’Histoire de la colonisation (et pas seulement à celle de la décolonisation). La colonisation au Maroc n’a pas été une colonisation de peuplement, par exemple. L’histoire et la douleur ne sont donc pas les mêmes. On a veillé au Maroc à ne pas reproduire les mêmes erreurs qu’en Algérie. Du côté du Maroc (dont il faut rappeler qu’il n’est pas plus démocratique que ne l’est l’Algérie), on a l’impression d’une stratégie, d’une réelle vision quant aux relations avec l’Europe et l’Afrique.
S’agissant du pouvoir algérien, on n’a pas ce sentiment. On a l’impression que ses efforts ne tendent qu’à se préserver lui-même, et son économie de rente. On pourrait presque qualifier aussi « d’économie de rente » la façon dont il traite la jeunesse binationale, sur la question de la mémoire. Vous avez raison de souligner tout ce qui pourrait être mieux fait entre les deux pays. Une grande partie de la diaspora algérienne serait sans doute prête à investir dans le pays, mais il semble que le pouvoir tel qu’il est aujourd’hui confisque cette possibilité.

Akram Belkaïd :
Vous avez raison, mais il ne s’agit pas que du pouvoir politique. Il s’agit aussi d’une administration bureaucratique qui peine. Par exemple en France, il y a beaucoup d’initiatives de la communauté franco-algérienne, comme au moment de la rentrée des classes, pour envoyer des cahiers et des stylos dans certaines régions plus pauvres d’Algérie, et c’est un véritable parcours du combattant. On n’imagine pas ce qu’est le quotidien de quelqu’un vivant en France et souhaitant aider l’Algérie, c’est très difficile. Au delà même de la question du pouvoir politique, les écueils sont énormes, et partout. Par exemple, pendant la pandémie, l’Algérie a fermé ses frontières dès le mois de mars 2020, y compris à ses citoyens. Les gens souhaitant rentrer en Algérie, pour être avec leurs proches, ou même simplement pour accompagner une dépouille, en étaient empêchés. Cela crée du désespoir et du ressentiment, et paradoxalement cela touche des gens qui n’ont bien souvent que leur identité algérienne à brandir.
L’une des choses les plus importantes pour la communauté franco-algérienne en revanche, c’est que le pouvoir algérien n’a plus la main sur elle, ce qui n’était pas le cas dans les années 1970. A cette époque, les immigrés obéissaient presque au doigt et à l’œil aux instructions de l’amicale des Algériens en Europe. Aujourd’hui c’est fini. Quand il y a des élections présidentielles ou législatives, et qu’il y a un mot d’ordre de boycott, les gens ne vont pas voter ; à part les plus anciens, qui craignent des représailles. Cela aura des conséquences sur la politique française car jusqu’à présent, un politicien français ayant quelques ambitions présidentielles faisait le voyage en Algérie, persuadé que grâce à l’entremise du pouvoir algérien, une partie des Français d’origine algérienne voterait pour lui. C’est terminé.

Matthias Fekl :
David a fait un parallèle entre l’Algérie et l’Allemagne. Pensez-vous qu’il y ait aujourd’hui une nécessité ou une possibilité d’aller vers des formes d’intégration économique plus étroites et plus fortes ? Y a-t-il des perspectives de traités, les Etats doivent-ils mettre en place des institutions nouvelles ? Ou bien au contraire, est-ce au marché de s’organiser lui-même pour développer ces coopérations ?

Akram Belkaïd :
Nicolas Sarkozy a récupéré une bonne idée quand il a été élu ; il en a fait l’union pour la Méditerranée, mais cela a été très vite bloqué, puisque tout projet régional se heurte inévitablement à la question israélo-palestinienne. Dans cette affaire, il est dommage que l’on n’ait pas été plus ambitieux côté français. Il y a des possibilités de coopérations renforcées au sein de l’UE (où l’on n’est pas obligé d’embarquer les 27 membres de l’Union), on pourrait accomplir davantage entre les pays du Sud de l’Europe et quelques pays de la Méditerranée. Entre l’Espagne, le Portugal, la France, l’Italie d’un côté, et le Maroc, la Tunisie et l’Algérie de l’autre, il y aurait beaucoup à faire.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’un des rares mécanismes qui fonctionne entre les deux rives de la Méditerranée est le « dialogue 5 + 5 », pour les questions sécuritaires et militaires. Dans ces domaines, la coopération est excellente. Je n’ai jamais compris pourquoi on n’a pas essayé de faire la même chose dans d’autres domaines. Cela amènerait les Algériens et les Marocains à être ensemble dans un cadre restreint, et à travailler directement avec leurs homologues du sud de l’Europe. Pour moi, le concept de Méditerranée est creux. S’agissant de la France, il semble que ce qui compte, c’est la Méditerranée occidentale : le Maghreb, l’Espagne, le Portugal et la France. Cela s’explique pour des raisons énergétiques, de déplacements de populations, de coopérations économiques. C’est quelque chose qui a toujours été torpillé plus ou moins délibérément par l’Allemagne, qui voit d’un très mauvais œil ce genre de coopération, mais ces coopérations renforcées sont à mon avis nécessaires. Elles éloigneraient aussi les questions relatives au Proche-Orient. Il est tout à fait honorable d’être pro-Palestinien mais dans les dialogues régionaux, cela constitue souvent des obstacles dommageables.

David Djaïz :
L’Union méditerranéenne est certes problématique, mais le concept lui-même ne me semble pas dénué de sens, et a même un vrai potentiel à mon avis. Il se joue dans cet espace quelque chose qui concerne l’avenir de l’humanité. D’abord, la capacité de dialogue et d’échange entre des civilisations à la fois très interpénétrées et conflictuelles (je pense à l’Europe et à l’islam). Il s’agit de construire un espace commun de sécurité, de prospérité, de développement durable également (car la Méditerranée est un véritable dépotoir, c’est la mer la plus polluée du monde). Peut-être que paradoxalement, le mauvais sort qui est fait au peuple palestinien, avec la reconnaissance de l’Etat d’Israël par les monarchies du Golfe, peut constituer un élément de déblocage. Il me semble que c’est désormais moins une pomme de discorde qu’il y a seulement dix ans. D’autre part, les printemps arabes ont fait leur effet. Ce qui a fait capoter le projet français d’union pour la Méditerranée, c’était le lien privilégié qu’entretenait Nicolas Sarkozy avec Hosni Moubarak, ainsi que la présence de Bachar el-Assad à la cérémonie constitutive. Ces dirigeants sont désormais soit hors jeu, soit partis ; les printemps arabes sont passés par là, il est peut-être possible d’ouvrir un nouvel agenda méditerranéen. A condition d’avoir une vision politique.

Akram Belkaïd :
Je suis d’accord, mais pour avoir suivi depuis 1995 et le processus de Barcelone, je m’avoue très circonspect. J’ai vu tellement de réunions et de rencontres tourner en rond et n’aboutir à rien (trop d’acteurs, pas assez de clarifications) ... A l’époque, en plus des habituelles rivalités régionales, il y avait une réticence de la Turquie, qui voyait cette union méditerranéenne comme une création visant à lui faite admettre qu’elle ne ferait jamais partie de l’UE. Quand vous suiviez un panel de discussion, c’était toujours des considérations régionales qui ressortaient. On est toujours plus préoccupé de ce qui se passe chez le voisin que chez celui qui habite au bout de la rue ... Dans ces réunions les Français étaient plus à l’aise dans leurs discussions avec les Algériens, les Tunisiens et les Marocains, tandis que de leur côté, les Turcs et les Grecs discutaient ensemble, l’Egypte affirmait qu’elle était plus intéressée par son ancrage avec les monarchies du Golfe, etc.
Dans l’absolu, je suis d’accord avec vous, la Méditerranée est un enjeu civilisationnel majeur. Mais en termes de priorités, je crois qu’il s’agit davantage de circulation des marchandises et d’êtres humains, d’échanges universitaires et culturels. Les besoins en formation et en enseignement sont énormes au Maghreb, vous n’imaginez pas l’état de délabrement ; il y a sur place des universitaires héroïques, effectuant un travail exceptionnel dans des amphithéâtres aux vitres cassées ... Le contraste entre l’évolution de l’enseignement entre l’Occident et le sud de la Méditerranée est saisissant. C’est pourquoi je suis bien plus favorable à des coopérations régionales, recentrées et selon des priorités. Même si cela n’exclut pas des possibilités d’élargissement, bien sûr.

Béatrice Giblin :
Vous avez évoqué la démographie plus haut, on imagine bien, étant donnée la pyramide des âges en Algérie, que la question de la jeunesse est cruciale. On l’a vu avec le mouvement du Hirak démarré il y a plus d’un an, et qui a repris dès que cela a été possible d’un point de vue sanitaire. Quelle est le rôle de la jeunesse franco-algérienne dans ce mouvement ? Et comment est-elle perçue par la jeunesse algérienne ?

Akram Belkaïd :
Cela oblige à aborder un autre point délicat : la diaspora algérienne en France est loin d’être uniforme. Il y en a plusieurs. En ce qui me concerne par exemple, je suis arrivé en France au milieu des années 1990, mais d’autres sont là depuis trois générations. En ce qui concerne le Hirak, on a vu que l’implication était bien plus forte pour les gens arrivés récemment que pour ceux qui sont nés en France et ont regardé les débuts du mouvement avec un peu de suspicion, ayant tendance à idéaliser le pays des ancêtres.
En 2019, il y avait des rassemblements hebdomadaires place de la République en faveur du Hirak, et on pouvait y voir les éternels militants de l’opposition (ces gens qui avaient fui l’Algérie dans les années 1970), mais aussi ceux qui sont venus dans les années 1990 (à cause de la guerre civile). Extrêmement peu de jeunes des cités, en revanche. Il semble qu’ils sont davantage concernés par l’Algérie quand elle brille dans les rencontres sportives, mais politiquement ils sont plus en retrait sur ces questions, car elles touchent à l’image d’un pays qu’ils ont tendance à magnifier, mais dans lequel ils ne veulent pas vivre (parce que quand ils y vont, ils comprennent, et préfèrent revenir en France). C’est pourquoi je disais qu’il faudrait une réelle réflexion politique, pour que ces jeunes-là comprennent qu’il n’y a pas de mal à être à la fois Algérien et Français. C’est pour moi l’un des enjeux majeurs de la relation entre les deux pays.

Les brèves