Macron, l'acte II interprété par Edouard Philippe; Du rififi dans le détroit d'Ormuz #93

Macron, l'acte II interprété par Edouard Philippe

Introduction

Le discours de politique générale prononcé par le Premier ministre devant l’Assemblée nationale puis devant le Sénat a précisé la nature et le calendrier des réformes. Édouard Philippe a mis au nombre de ses priorités « l’accélération écologique », la « justice sociale », le « défi du vieillissement de la population » et la réponse à « un certain nombre de peurs ». Il a promis la fermeture des centrales à charbon et de la centrale atomique de Fessenheim et il a annoncé le bannissement des produits en plastique jetables dans les administrations dès l'an prochain. Il a longuement évoqué la question de l'immigration et annoncé un débat au Parlement en septembre. La France, portera une initiative au niveau européen, pour tenter d'obtenir « un projet de refondation complète de Schengen » Le gouvernement souhaite « donner aux maires un statut digne de ce nom » et promet un texte en ce sens en juillet. A neuf mois des municipales, ce projet et présenté comme une réponse à la crise des vocations électorales dans les petites communes. A propos des retraites, si l’âge légal du départ est maintenu à 62 ans, un “âge d’équilibre” va être défini et les Français “seront incités à travailler plus longtemps. L'assurance-chômage connaîtra des modifications « dès le 18 juillet » puisque le gouvernement assumera la dégressivité des allocations-chômage pour les salariés les mieux payés. Les baisses d'impôt à venir concerneront les classes moyennes, pour l'impôt sur le revenu, mais aussi les 20 % des ménages les plus aisés pour la suppression de la taxe d'habitation. Édouard Philippe entend ouvrir la procréation médicalement assistée (PMA) à toutes les femmes « dès la fin septembre ». Au sénat, le Premier ministre a annoncé pour la mi-2020 un « nouvel acte de décentralisation ». Il a demandé à la Haute Assemblée contrôlée par l’opposition – en l’occurrence, par le parti Les Républicains (LR) de se prononcer par un vote sur ce discours. Quant à la réforme des institutions, elle ne semble plus figurer au calendrier si ce après les élections sénatoriales de septembre 2020.

Kontildondit ?

Lucile Schmid (LS) :
Edouard Philippe a placé son discours de politique générale sous le signe de l’accélération (écologique notamment), mais la question qui se pose à son écoute est : y a-t-il rupture ou continuité avec la politique précédente ? Il faut rappeler que ce discours a été prononcé deux fois, dans deux configurations différentes. A l’Assemblée Nationale d’abord, au Sénat ensuite. A l’Assemblée c’est l’écologie qui a servi d’ouverture, ce furent les territoires au Sénat. Le premier ministre voulait séduire l’ensemble du spectre politique mais il y a eu des réponses assez différentes : les députés de la droite ont voté contre (alors qu’ils avaient choisi l’abstention lors du discours précédent), tandis que les sénateurs de droite se sont prudemment abstenus, attendant la réforme institutionnelle.
Le discours d’Edouard Philippe a été placé sous les auspices de la droite et de la gauche, puisqu’il y a cité aussi bien Michel Rocard que Georges Pompidou, Pierre Mendès-France qu’Alain Juppé. « Le sujet n’est pas de sauver la droite ou reconstruire la gauche, mais d’aborder une nouvelle ère politique » a déclaré le premier ministre. Il a d’autre part évoqué tout autant des thématiques ordinairement classées à gauche que d’autres, comme la sécurité, habituellement défendues par la droite. Les parlementaires de l’un et l’autre bord en ont-ils eu pour leur argent ?
Sur sa gauche, il a fait un geste par rapport à l’impôt sur le revenu de la classe moyenne, et suppression de la taxe d’habitation pour tous les contribuables. Il n’a pas pour autant fait mention des services publics, alors même que l’égalité devant eux a été un thème fortement évoqué par les Gilets Jaunes.
Edouard Philippe a promis que la PMA pourrait être étendue à l’ensemble des femmes dès fin septembre, mais ce sujet est sociétal, pas social. Sur l’enjeu écologique, qui fut une alerte pour le gouvernement lors de ces élections européennes, l’essentiel de la proposition du premier ministre a consisté à dire que les citoyens tirés au sort pourront faire des propositions ambitieuses, qui pourraient être soumises au référendum.
Sur les questions dites « de droite », comme la sécurité, il a promis une réorganisation de la police nationale, et un nouveau recrutement dans le renseignement par rapport au développement de l’islamisme radical. Enfin, sur les retraites, il a dit vouloir conserver l’âge de départ à 62 ans, mais en évoquant « l’âge d’équilibre », on voit bien qu’il s’agit d’équilibrer financièrement le régime des retraites, et tout le monde sait que cet âge est autour de 63 ou 64 ans. On sent qu’il n’a pas osé le déclarer ouvertement mais que l’intention est là.
Ce discours, très satisfaisant dans la forme, et d’ailleurs assez favorablement commenté, laisse quand même un certain nombre d’éléments propices à la restructuration de la gauche et de la droite.

Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
Sur les éloges tout d’abord, il est intéressant de constater que les gens auxquels Edouard Philippe a rendu hommage étaient inspecteurs des finances pour les uns, normalien pour un autre, et un avocat (Mendès-France) qui est aussi le saint patron de la technostructure. Pour un gouvernement qui veut supprimer les grands corps, le premier ministre fait preuve de circonspection.
L’idée du tirage au sort inquiète JLB, qui n’en comprend pas les raisons. Tout le monde hurle contre les sondages, or le tirage au sort revient très exactement au sondage. Demander à un échantillon soi-disant représentatif de faire des propositions laisse présager du pire. A propos des institutions ensuite. Il est difficile sur ces questions de hiérarchiser l’importance des problèmes. Ce qui compte dans les réformes institutionnelles , c’est moins la Constitution que le mode de scrutin pour élire des députés à l’Assemblée (qui ne demande pas de réforme constitutionnelle) et le règlement de l’Assemblée Nationale, qui en l’état ne permet pas un contrôle serein et efficace de l’action du gouvernement. Cela est dû à de profondes défaillances d’organisation. Il est frappant de constater à quel point le Parlement Européen fonctionne mieux.
L’acte II est-il une rupture et y a-t-il une inflexion vers la gauche ou la droite ? Dans les deux cas, la réponse est non. La continuité est préservée sur l’essentiel, il y a de petites inflexions, mais pas de nouvelles grandes orientations. Les résultats des réformes commencent à se faire sentir (et pas seulement celles d’Emmanuel Macron, mais aussi celles de François Hollande, comme le crédit impôt-recherche ou le CICE), tant en termes de croissance que d’attractivité. On est en train de sortir de cette fausse comptabilité consistant à dire « on fait le CICE et après un délai donné, on regarde combien d’emplois ont été créés ». Cela n’a pas de sens, il s’agit de mesures d’équilibre entre ce que les entreprises payent et ce qu’elles reçoivent, les effets ne peuvent être que diffus et à long terme. On commence à les ressentir, et de ce point de vue la continuité est là.
Sur la gauche, le premier ministre a tenu à mettre en avant les mesures écologiques. A ce sujet, JLB est perplexe sur la façon dont les mesures écologiques sont abordées en France. Il y a des tabous dans ce domaine, comme le nucléaire, dont il faut bien admettre qu’il est l’un de nos principaux outils de lutte contre le réchauffement climatique, ou l’économie de marché. Sur ce dernier point, les Verts Allemands ont compris qu’on ne pouvait pas faire de la remise en cause du système capitaliste une condition préalable à l’action écologique. Dernier tabou : l’écologie punitive. Nous ne prenons pas les enjeux écologiques dans leur juste dimension. Il nous faut clarifier les scénarios sur le long terme, quant au réchauffement, à la disparition des espèces, à la santé publique. Il manque une feuille de route claire et hiérarchisée.
Sur les retraites, JLB est très favorable à la définition d’un âge d’équilibre. Il pense que les Français savent dans leur for intérieur que partir à la retraite à 62 ans n’est pas possible financièrement, et qu’on s’achemine vers un départ aux alentours de 64 ans, comme le font nos voisins. Ils le savent et ne le veulent pas. La contradiction est intéressante. JLB a été choqué dans lors des campagnes présidentielles et législatives que le président ait refusé des réformes paramétriques au profit de réformes systémiques visant à unifier le système. On revient au paramétrique désormais avec cette notion d’âge d’équilibre. Réussir cette conversion politique est extrêmement difficile, mais il y a là un élément essentiel à la modernisation du pays et au rétablissement des équilibres financiers. Tout va dépendre du calendrier : si cet âge d’équilibre est prévu dans dix ans, rien ne bougera. Il faut le faire maintenant, mais une rude bataille s’annonce.

Béatrice Giblin (BG) :
On avait présenté la situation d’Edouard Philippe comme très difficile au plus fort des Gilets Jaunes, on voyait en lui un fusible, bref on ne donnait pas cher de sa peau. Or il est toujours à, et bien là. Son caractère tranquille et déterminé joue pour lui dans cette situation. Il a déclaré avec ce discours que le cap serait maintenu.
Sur l’écologie, les grandes questions ont été esquivées et les mesures paraissent bien légères. Il ne faut cependant pas oublier que l’horizon des élections est toujours là. La feuille de route qu’a évoquée JLB (à 5 ans, à 10 ans, à 20 ans ...) serait certes appréciée, mais il y a les municipales dans 9 mois, les présidentielles dans trois ans, etc. On a « la tête dans le guidon » en permanence, et il s’agit de séduire les électeurs en leur donnant des gratifications à court terme. Pour BG, il fallait que l’électeur se dise en écoutant ce discours : « Ah ! Il se passe quelque chose sur la question de l’écologie ».
Sur les retraites, BG ne comprend pas pourquoi on agite ce chiffon rouge de l’âge d’équilibre. Cela fait longtemps que l’on ne part plus à la retraite à 62 ans à taux plein si l’on n’a pas cotisé le nombre de trimestres suffisant. Il n’y a là rien de nouveau. La question qui se pose sur les retraites est celle de la durée : combien de temps faut-il travailler pour toucher son taux plein ? Ce qui est difficile, c’est d’unir 42 régimes de retraite. Ce qui s’est passé l’année dernière avec la SNCF l’a montré. Une rude bataille se profile pour le gouvernement.
Et enfin, BG préfère le sondage au tirage au sort. Car au moins on y réfléchit à des quotas pour établir une sociologie politique. Le tirage au sort, c’est le vrai n’importe quoi.

Marc-Olivier Padis (MOP) :
Dans un tel discours, la difficulté de l’exercice consiste à restituer la cohérence de la ligne politique sur laquelle le président a été élu, dans un contexte mouvant de recomposition politique qui continue. En effet, les européennes ont montré que les citoyens soutenant LREM sont à peu près aussi nombreux qu’ils ne l’étaient au premier tour des présidentielles, mais que beaucoup de ceux de gauche sont partis, tandis qu’un nombre comparable d’électeurs de droite a rejoint le mouvement. Il s’est donc infléchi à droite. La stratégie du premier ministre vise aussi à continuer cette recomposition du paysage politique en vue des municipales.
La réforme institutionnelle a disparu est c’est dommage. C’était un point fort de l’élection présidentielle, ça a été un thème de certains Gilets Jaunes. Il ne s’agissait pas seulement de changement à l’Assemblée et au Sénat, mais aussi des modalités d’expression de chaque citoyen. MOP défend de ce point de vue le tirage au sort d’assemblées de citoyens. Dans le cas de celle qui va se former à propos des questions écologiques, il s’agit d’une assemblée délibérative. Il ne s’agit pas de demander à quelques individus à un instant t : « que proposez-vous ? » mais les faire délibérer en leur donnant des informations.
Autre point sur l’aspect institutionnel : une nouvelle répartition des rôles entre le président et le premier ministre. Ce dernier sera apparemment mis en avant, retournant par là à une tradition gaulliste. Le fait que Macron soit intervenu en Suisse cette semaine, où il a prononcé un discours donnant plutôt des perspectives laisse entrevoir cette redistribution des tâches.
On voit comment la question de la ligne du président de la République est posée à propos de la réforme des retraites. Pendant sa campagne électorale, il ne s’agissait pas d’équilibre paramétrique ou du financement des retraites, il s’agissait de l’équité et de la lisibilité du système. Le premier ministre a tendance à déformer ce projet en le ramenant à un équilibre financier. Comme l’a dit BG, la question ne porte pas sur  l’âge, mais sur la durée de cotisation. Cette question de l’âge est une régression dans le débat.
Enfin, sur les questions de justice sociale, il ne faut pas s’arrêter à des effets de surface. L’idée du bonus-malus sur l’assurance-chômage est intéressante, il eût mieux valu un forfait, selon la durée des contrats. Quant au plafonnement des hauts revenus, cela semble être une mesure de justice sociale, mais elle n’est pas très intéressante en réalité, car les hauts revenus sont ceux qui cotisent le plus à l’assurance-chômage. Il vaudrait mieux déplafonner pour les hauts revenus, car ils sont dans l’ensemble peu au chômage, et quand ils le sont, c’est généralement moins longtemps.

Lucile Schmid :
La distinction entre « social » et « sociétal » s’est imposée à la fin de la période où Lionel Jospin était premier ministre. Edouard Philippe la reprend, et le moment où il annonce la PMA pour toutes les femmes est celui où il est le plus applaudi par sa majorité. En revanche sur la question sociale, on voit que ce qui est annoncé n’est pas clair. Un pan de son discours est dit « à gauche » mais cela reste flou. Il serait utile de rapidement évaluer tout ça et de ne pas se contenter du discours du premier ministre.
Sur la question écologique, qui reprend le devant de la scène après les européennes, les intentions ne sont pas claires et peu lisibles, comme le faisait remarquer JLB. On découpe l’écologie en pans, mais le projet d’une société écologique est illisible. L’important est aujourd’hui d’entrer dans le vif du sujet. Dorénavant, les gens attendent des actes. Là encore, le discours était extraordinairement flou.
Enfin, Emmanuelle Mignon déclarait dans le Point récemment qu’ « Emmanuel Macron était le meilleur président de droite que nous ayons connu ». Il est intéressant de constater que le « ni droite ni gauche » annoncé par le président est en train de s’établir assez nettement à droite.

Béatrice Giblin met en garde contre les conclusions hâtives qu’on peut tirer du résultat des européennes. Les Français n’y votent pas forcément de la manière qu’aux municipales. Sur la question sociale, le flou est indéniable.

Jean-Louis Bourlanges :
Le grand problème de notre société, c’est le second tour. Il s’agit de se souvenir de 2002 où Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen faisaient jeu presque égal au premier tour, mais où au second, l’écart était écrasant (82% pour Chirac contre 18% pour Le Pen). Aujourd’hui, il n’y a plus de second tour, et le gagnant n’a en réalité qu’un quart des voix, ce qui est périlleux politiquement.
Le cas d’Emmanuelle Mignon est symptomatique de la désorientation de la droite. Voilà une conseillère de Nicolas Sarkozy, qui a toujours professé haut et fort des convictions catholiques assez rigides, et qui approuve Macron au moment où la PMA est annoncée.

Pour Philippe Meyer, les convictions écologiques du gouvernement pourraient être éclairées sur des points précis, telles que les récentes modifications sur la protection des sites (qui amoindrissent cette protection), ou les conditions pour les enquêtes publiques. Si l’on considère qu’il manque à notre société une plus grande fluidité démocratique et une meilleure possibilité d’expression, le report sine die (« quand le Sénat voudra bien ») de la réforme institutionnelle est très fâcheux. La nécessité de découpler les législatives des présidentielles, ou le mode de proportionnelle à introduire dans les élections sont de sujets urgents, qui font écho aux mouvements sociaux récents.

Du rififi dans le détroit d'Ormuz

Introduction

Jeudi 13 juin, en mer d’Oman, le sabotage de deux tankers, l’un japonais et l’autre norvégien, a accru les tensions autour du golfe Persique et renforcé le risque d’escalade apparu avec le sabotage de quatre navires à la sortie du détroit d’Ormuz, le 12 mai dernier. Ce détroit, bordé par l’Iran, Oman et les Émirats Arabes Unis, représente un enjeu stratégique mondial : près de 35 % du pétrole circulant par voie maritime y transite, à destination de la Chine, de l’Inde mais aussi des États-Unis et de l’Europe. Sa configuration très étroite en rend la paralysie facile. Tandis que Téhéran a parlé d’« accident » et indiqué avoir porté secours à « deux tankers étrangers » en mer d’Oman, Washington s’est empressé d’attribuer l’opération de jeudi à l’Iran, en publiant une vidéo censée montrer l’équipage d’une vedette iranienne en train de retirer une mine ventouse non explosée du flanc de l’un des pétroliers attaqués. De son côté, l’ONU a réclamé une enquête indépendante.
 Les cours du pétrole ont brusquement grimpé après l’annonce par un service d’information sur la navigation commerciale géré par la Royal Navy. de cet « incident » sans victimes. Il s’est produit alors que le Premier ministre japonais Shinzo Abe, intermédiaire désigné par M. Trump, a rencontré le Guide suprême iranien et appelé la République islamique à « jouer un rôle constructif » au Moyen‐Orient. Quelques jours plus tôt, le ministre des affaires étrangères allemand, Heiko Maas, était venu encourager Téhéran à la patience face à la stratégie de « pression maximale » que les États-Unis appliquent à son encontre tandis que Mike Pompeo se rendait à Bruxelles le 13 mai dernier pour inciter les Européens à renoncer à contourner les sanctions américaines contre l’Iran.

Kontildondit ?

Béatrice Giblin :
Le détroit d’Ormuz, et plus largement le Golfe Persique, est effectivement un des points du globe qui focalise le plus de tensions. Il y en a d’autres, comme le détroit de Malacca. On s’aperçoit que dans une économie mondialisée, le contrôle des détroits est crucial. Le détroit d’Ormuz ne fait qu’une cinquantaine de kilomètres de large, il est facile à bloquer et son importance stratégique est très grande. La tension est très forte entre l’Arabie Saoudite, alliée des Etats-Unis, et l’Iran, leur ennemi depuis 1979 (après avoir été leur grand allié du temps du Shah).
Les USA ont immédiatement accusé l’Iran, qui a rétorqué que c’était un accident. L’Arabie Saoudite et les Émirats se sont tus jusqu’à ce matin, où les Saoudiens ont à leur tour accusé les Iraniens.
Qui a intérêt au blocage ? Pourquoi a-t-on ce genre d’incidents en ce moment dans le détroit d’Ormuz ? La réponse la plus simple consiste en effet à blâmer l’Iran : les Iraniens se vengeraient ainsi des sanctions imposées par les USA. Mais quel serait l’intérêt des Iraniens à envenimer la situation et à bloquer la circulation des bateaux dans ce détroit ? La réponse est loin d’être évidente.
Aujourd’hui, la part du pétrole venant de cette région qui est consommée par les USA est de 5%. Les Américains se sont largement émancipé du pétrole du Moyen-Orient notamment grâce à la très « sale » exploitation des huiles de schiste, mais cette tactique n’est rentable que si le cours du baril reste élevé et se maintient au dessus de 60$. Le prix du baril baissait avant cette crise, il a remonté immédiatement depuis. L’intérêt pour les USA est aisément visible, il n’est donc pas inimaginable de se dire qu’ils peuvent être impliqués dans cette crise. La remontée n’a pas duré, le cours s’est à peu près rééquilibré depuis.
Quant à l’Iran, quels sont les seuls gros clients qu’il garde aujourd’hui ? L’Inde et la Chine, moins touchés par les sanctions américaines que ne peuvent l’être le Japon ou la Corée du Sud. L’Iran n’a donc aucun intérêt à bloquer le détroit. Ils peuvent cependant l’avoir fait dans un jeu d’escalade. Il s’agit de mener une négociation (des négociations secrètes entre les USA et l’Iran ont parfois lieu au sultanat d’Oman, elles pourraient aussi avoir lieu à Dubaï). La présence de Shinzō Abe dans la région est le signe que les USA sont prêts à négocier. Il s’agit d’aborder ces négociations en position de force. Pour les USA, cela revient à montrer ses muscles : menacer et positionner sa flotte. L’Arabie Saoudite a elle aussi déclaré ce matin qu’elle ne se laisserait pas faire. Pour l’Iran, il en va de même : déclarer qu’il reprendra son programme nucléaire si l’Europe ne se prononce pas clairement contre les sanctions américaines d’ici au 7 juillet. Ni les USA ni l’Iran ne veulent la guerre, mais le discours d’escalade est propice aux dérapages.

Jean-Louis Bourlanges :
Dans « drôle de drame », Michel Simon répète cette phrase à longueur de film : « à force de dire des choses horribles, elles finissent par arriver ». JLB passe du temps à lire en compagnie de son petit-fils les aventures de Buck Danny. Elles consistent très souvent à déjouer les manigances d’un méchant qui cherche à provoquer la troisième guerre mondiale en fomentant un incident entre Américains, Russes et Chinois. JLB a beau expliquer à son petit-fils que la vraie vie est différente des bandes dessinées, cette affaire du détroit d’Ormuz lui rappelle tout de même fâcheusement Buck Danny.
La théorie des américains responsables pour rentabiliser leur gaz de schiste paraît peu vraisemblable à JLB, les Iraniens le sont un peu plus, mais une tierce partie qu’on ignore est tout aussi plausible. Bien malin qui pourrait dire qui a fait le coup.
Les Iraniens posent le problème de la logique de la politique de Trump. Que signifie-t-elle ? Les USA ne souhaitent vraisemblablement pas intervenir dans cette région. Pour le régime iranien, supporter les sanctions sans réagir est hors de question. Rappeler au monde entier que toute son économie dépend largement du détroit d’Ormuz est donc un geste envisageable.
La situation appelle un changement notable de la politique américaine. Une désescalade est nécessaire.

Lucile Schmid :
Il est extraordinaire de constater, en cherchant des informations sur internet à propos du détroit d’Ormuz, que c’était un lieu de tourisme il y a encore un mois à peine.
La politique américaine est pour le moins erratique. Le secrétaire d’état Mike Pompeo a mis une vidéo en ligne, qui est selon lui une preuve de la responsabilité des Iraniens : on y voit un bateau iranien détacher une mine de la coque du navire japonais. Navire dont le capitaine déclare que son bâtiment a été attaqué par le ciel. L’administration américaine peut donc brandir ce qu’elle veut en guise de preuve, ce qui rappelle évidemment les antécédents lors de l’intervention en Irak. Notons que John Bolton, conseiller à la sécurité de Donald Trump, était déjà à la manœuvre à l’époque. Comme BG l’a rappelé, la question des antécédents historiques est primordiale : les Américains sont conditionnés à ne voir l’Iran que comme une puissance déstabilisatrice dans la région. Dès les années 80, ce détroit était déjà le théâtre de sérieux affrontements entre les USA et l’Iran (la bataille des plates-formes pétrolières Sassan et Sirri en 1988). Il y a quelque chose qui n’a pas été dépassé dans l’attitude des Etats-Unis vis-à-vis de l’Iran, qui est irrationnelle.
L’Union Européenne n’est pas présente pour le moment dans cette escalade. Les Européens voudront-ils maintenir l’accord sur le nucléaire (pour lequel ils ont joué un rôle fondamental) ?

Marc-Olivier Padis :
Si l’on suit l’analyse de BG, qui est convaincante, on arrive à cette idée paradoxale : l’explosion des mines est un message diplomatique de Téhéran signalant que l’Iran est prêt à négocier. Cela suppose que nous ayons affaire à des acteurs rationnels. C’est possible, mais ce n’est pas complètement certain non plus. Rien ne dit que dans les cercles de pouvoirs des deux pays, ce soient les acteurs rationnels qui soient dominants. Qui domine en Iran ? La question est opaque. Elle l’est au moins autant pour ce qui est de Washington. On a l’impression que Trump modère Bolton, ce qui laisse voir à quel point la situation est grave.
Dans cette affaire, la vraie question est moins la sécurité des approvisionnements que de savoir si les Etats-Unis peuvent encore garantir une stabilité régionale. Cela renvoie à la politique internationale de Trump, difficilement lisible. Il a allumé des mèches un peu partout : bras de fer avec la Chine, humiliation des Européens (ses alliés traditionnels), fiasco en Corée du Nord, bref la ligne directrice semble se résumer à un unilatéralisme agressif et prétentieux.

Les brèves

De la science et de la démocratie

Philippe Meyer

"Je souhaiterais recommander le livre du professeur Philippe Kourilsky qui a enseigné jusqu’il y a quelques années la biologie au Collège de France paru chez Odile Jacob : « De la science et de la démocratie ». Il applique à la réflexion politiques des concepts qui viennent de sa discipline : celui de robustesse et celui de complexité pour en étudier les facteurs qui tirent dans un sens et dans l’autre. Il étudie également le renouvellement des mécanismes démocratiques, au même titre que le renouvellement de nos cellules. "

Ma part d’elle

Lucile Schmid

"Je recommande le roman Ma part d’elle de Javad Djavahery paru chez Gallimard. Ce qui est très poignant dans ce roman écrit par un iranien vivant en France depuis 1983 c’est que l’on réalise combien la vie était douce en Iran. Je trouve qu’il y a quelque chose comme chez le grand romancier turc, Orhan Pamuk, le sentiment d’un monde disparu, de ces moments où la vie était douce. Il y a quelque chose qui nous renvoie à une nostalgie d’un monde perdu que nous connaissons également en France. "