Thématique : Comprendre la Russie, avec Sylvie Bermann / n°128

Comprendre la Russie

Introduction

Pays de 147 millions d’habitants, répartis sur 17 millions de km2, la Russie est gouvernée depuis vingt ans par Vladimir Poutine. En 2024, l’ancien officier du KGB remettra en principe les clés du pouvoir puisque la Constitution l’empêche de briguer un troisième mandat consécutif. Le 15 janvier, il a annoncé des changements constitutionnels significatifs, qui feront bientôt l’objet d’un référendum. Les pouvoirs de la Douma, l’assemblée, seront accrus, tandis que ceux du président seront diminués. Le Premier ministre Medvedev a été prié de remettre la démission de son gouvernement. Un nouveau Premier ministre a été désigné en la personne de Mikhaïl Michoustine.
S’appuyant sur les forces de sécurité dont il est issu, Poutine est parvenu à marginaliser toute réelle opposition politique. Démocratie autoritaire, la Russie a connu en 2019 des manifestations témoignant d’un réveil de la société civile. Ses revendications ont été parfois écoutées, le plus souvent sévèrement réprimées.
Depuis l’annexion de la Crimée par Moscou, en 2014, et la déstabilisation de l’est de l’Ukraine, la Russie est soumise à des sanctions occidentales. Pour sortir de son isolement diplomatique, Poutine a noué un partenariat stratégique avec la Chine.  La Russie est intervenue en Syrie en 2015 en soutien au régime de Bachar el Assad.  Au-delà du Moyen-Orient, elle tente aussi de regagner en Afrique ses positions abandonnées après la chute de l’URSS. Sa dernière incursion hors de ses frontières, s’opère en Libye.
Les sanctions pèsent sur l’économie russe, dont le PIB est équivalent à celui de l’Espagne, a reculé de trois places en cinq ans, au douzième rang mondial. Une économie qui demeure confrontée au défi de la modernisation. Un plan d’investissement de 375 milliards d’euros a été annoncé par le nouveau gouvernement pour moderniser d’ici 2024 le pays. L’objectif est de réduire de moitié la pauvreté, dans un pays qui détient le record des inégalités : 1% de la population accapare 60% de la richesse nationale. A cela s’ajoute le recul démographique. Selon l’ONU, la Russie pourrait perdre 20 millions d’habitants à l’horizon 2050. Pour ne rien arranger, un récent sondage indique que 53% des jeunes âgés de 18 à 24 ans souhaitent quitter définitivement le pays. Critique de l’Europe qu’il juge moralement décadente, antichrétienne, rongée par une immigration islamiste, et diplomatiquement soumise à l’Amérique, Vladimir Poutine a cependant été invité, dès le mois de mai 2017 à Versailles en grande pompe par le président Macron, afin de donner une nouvelle perspective aux relations franco-russes.

Kontildondit ?

Philippe Meyer (PM) :
Sylvie Bermann, bonjour et merci de nous avoir rejoints. Vous avez été notre ambassadeur à Moscou jusqu’en décembre dernier, après avoir représenté la France à Pékin et à Londres. Avant de nous intéresser aux relations franco-russes, nous aimerions avoir votre éclairage sur ces transformations constitutionnelles, ce changement de premier ministre, et ce qui se profile derrière ces modifications.

Sylvie Bermann (SB) :
La question de la succession de Poutine existe depuis très longtemps, puisqu’elle se posait même lors des élections de mars 2018, alors qu’il venait d’être réélu pour 6 ans. Elle est occupe tous les esprits, pas seulement ceux de l’opposition. En revanche, Poutine est une sorte de boîte noire : il ne laisse rien filtrer, et personne ne connaît ses plans en termes de succession. Lors des dernières élections présidentielles, tout le monde s’attendait à un remaniement, et chacun exposait sa théorie et ses pronostics. Or il n’a pas eu lieu, et même aux élections suivantes de septembre le gouvernement n’a pas changé. Par conséquent, plus personne n’attendait rien, quand tout à coup, à la fin des vacances d’hiver et du nouvel an chinois, Poutine annonce cette réforme constitutionnelle.
Celle-ci vise à renforcer le pouvoir de la Douma, met à l’écart l’impopulaire premier ministre Medvedev (cependant aussitôt nommé vice-président du conseil national de sécurité russe). En vérité, personne ne sait ce que Poutine a en tête. Le nouveau premier ministre, Mikhaïl Michoustine, est un technocrate sans ambition politique, il ne saurait constituer un rival ; il a été très efficace dans la gestion de l’administration fiscale. Il va y avoir un referendum mais les spéculations vont continuer, on ne sait toujours pas si Poutine restera, et si oui, avec quel avatar (a priori pas comme président puisque la constitution le lui interdit) ? Va-t-il opérer depuis les coulisses ?

Béatrice Giblin (BG) :
L’opacité de Poutine rend effectivement problématique toute lecture. On peut néanmoins s’intéresser à quelques points. Poutine se place dans la lignée des grands dirigeants qu’a connus la Russie (et j’insiste : la Russie, pas l’URSS). Qu’il s’agisse de Catherine ou d’Alexandre, il s’agit d’apposer sa marque et de restituer à la Russie une place qui lui revient, le respect (voire la crainte) envers l’Etat le plus étendu du globe. C’est semble-t-il sa première préoccupation, et il me semble qu’il a plutôt réussi sur ce point, dans la mesure ou ses interventions, par exemple auprès de Bachar el-Assad en 2015, ont été fructueuses. Il n’a pas d’états d’âme, mais désormais la Russie est très présente au Moyen-Orient, et reconnue comme une force avec qui compter. Il a su garder des relations satisfaisantes à la fois avec Israël, avec l’Iran, et même avec la Turquie (avec qui cependant des désaccords existent, notamment à propos de la Libye).
A première vue, il a donc plutôt bien réussi à conférer à la Russie une vraie puissance et une vraie place. En revanche, quand on regarde la situation intérieure, elle paraît bien plus difficile. Si Moscou ressemble aujourd’hui aux autres grandes capitales occidentales (technologiquement parlant), dès qu’on s’enfonce un peu dans les terres, la situation est bien moins reluisante. Le taux de pauvreté est important, et le programme visant à la réduire paraît invraisemblable au niveau des délais. Avec quels moyens le mettra-t-on en œuvre ? L’économie russe est largement basée sur une rente puisque près de 50% vient du pétrole et du gaz. La recherche russe n’est performante qu’en ce qui concerne le complexe militaro-industriel, on voit donc mal comment le pays pourra continuer à fonctionner avec cette reconnaissance extérieure (flatteuse pour le nationalisme russe), un important appui sur l’Eglise, mais aussi avec une population dont 53% des jeunes aspire à partir ? La majorité du peuple russe est convaincue que les difficultés à venir seront pires que les problèmes actuels. Cette situation est très paradoxale.

Sylvie Bermann :
Vous avez vu juste, le premier objectif de Poutine était de rétablir le rang de la Russie et d’en finir avec le sentiment d’humiliation ressenti pendant la période Eltsine. Plus personne ne prenait alors le pays en considération. Finalement, comme pour Trump, il s’agit pour Poutine de « make Russia great again », et sa logique est effectivement géopolitique. Il est en cela très soviétique. On a peut-être assisté à « la fin de l’homme rouge » (pour reprendre le titre de Svetlana Aleksievitch), mais pas à celle de l’homo sovieticus. Sa génération raisonne comme elle le faisait pendant la Guerre Froide. Pour lui le poids des armes prime sur l’économie et la satisfaction de la population.
Un point est éclairant à ce sujet. Les avancées technologiques russes en matière d’armement sont très impressionnantes. Ainsi, il y a environ un an, eut lieu un essai, très mis en scène, d’un nouveau système de missiles hypersoniques, capables de transporter n’importe quel type d’ogives n’importe où sur le globe, à une vitesse permettant d’échapper à tout système d’interception. A cette occasion, de nombreux Russes m’ont dit : « Vous voyez ? Nous voulons dialoguer ». C’est intéressant, car nous n’envisagerions pas a priori une pareille démonstration de force comme préambule à un dialogue, mais pour eux, il s’agissait du rétablissement d’une parité permettant une discussion d’égal à égal.
Vous avez évoqué la présence russe au Moyen-Orient. Un homologue des pays arabes en poste à Moscou me disait que Moscou était devenu « la nouvelle Mecque » des pays du Moyen-Orient. Y sont reçus tous les pays, d’Israël à l’Iran en passant par la Libye. La Russie a aussi une présence considérable en Afrique. Le premier sommet entre la Russie et 46 pays africains a eu lieu à Sotchi, cela leur vaut des soutiens aux Nations-Unies, et c’est une réussite. Ils ne peuvent pas financer autant que le font les Chinois bien sûr, mais ils placent des conseillers en matière de sécurité, comme par exemple en République Centrafricaine. On considère donc la Russie à nouveau comme un acteur mondial de premier ordre.
Vous avez cependant pointé les faiblesses intérieures. L’économie de rente, notamment. Néanmoins sur le plan macroéconomique, les choses ne vont pas si mal, car les réserves sont considérables, elles correspondent à environ trois ans d’importations. Il semblerait qu’elles puissent aujourd’hui être mises à disposition de certaines réformes dans le domaine social, car il y a là un vif mécontentement de la population, dont le niveau de vie ne cesse de se dégrader. En ce sens, avoir un premier ministre excellent gestionnaire est peut-être un geste positif.

Richard Werly (RW) :
Je suis venu ici avec davantage de questions que de réponses, et je trouve que vous avez parfaitement décrit Vladimir Poutine lorsque vous avez utilisé dans votre présentation l’expression de « boîte noire ». Quiconque s’intéresse à la Russie et à son administration ne peut que se demander comment le pays fonctionne au-delà de Poutine.
Le service public d’abord. Vous avez évoqué le nouveau premier ministre et son expertise fiscale ; y a-t-il d’autres technocrates de haut rang qui font fonctionner ce pays, ou au contraire y a-t-il derrière Poutine un manque de compétences (ce qui serait particulièrement préoccupant) ?
Et du côté de la société russe, ce qui me frappe, c’est qu’elle semble avoir peu confiance dans le système, il y a là un parallèle avec la Chine. Quel problème constitue ce degré de confiance ? La peur l’emporte-t-elle, ou y a-t-il quand même un espace de liberté qui fera qu’à un moment (peut-être celui où Poutine vacillera) une effervescence démocratique reviendra ?

Sylvie Bermann :
Sur le premier point, je crois qu’il y a effectivement beaucoup de technocrates très compétents, cela m’a frappé lors de différents rendez-vous dans les ministères. Il y a des gens très qualifiés, et qui ne sont pas des politiques. Je ne sais évidemment rien de leur avenir, mais ce sont plutôt des jeunes et c’est intéressant. On disait d’ailleurs que Poutine préférait favoriser la promotion des petits-enfants que celle des enfants, car les enfants veulent toujours tuer le père ... Il y a donc un personnel très qualifié, y compris au niveau des provinces, où on trouve de jeunes gouverneurs de grande qualité, même s’il est vrai que d’autres ne sont rien d’autre que des courroies de transmission de l’administration présidentielle.
Il y a d’ailleurs une dichotomie entre gouvernement et administration présidentielle en Russie. Il y a d’un côté une pléthore de ministres et de vice-ministres, et de l’autre l’administration présidentielle, autrement dit l’entourage de Poutine, où les décisions se prennent.
En ce qui concerne la société, il faut d’abord remarquer qu’il existe une presse libérale, avec des journaux, ou une radio, l’Echo de Moscou qui s’expriment tout à fait librement, accueillent des opposants et expriment des critiques. Quand le journaliste Golunov avait été arrêté à la suite d’un coup monté, trois journaux ont réagi, en publiant sur le modèle de « je suis Charlie » : « nous sommes Golunov ». Et ce dernier a été libéré à la demande de Poutine. En septembre dernier, il y a eu beaucoup de manifestations de jeunes, et il est vrai que l’insatisfaction est grande, mais il ne faut pas en exagérer l’ampleur. Cela a eu lieu presque exclusivement à Moscou, très peu à Saint-Pétersbourg, et pas du tout ailleurs. Et si des candidats opposants ont été élus à la mairie de Moscou, le corps électoral ne représentait en réalité que 22%. En mars 2018, Poutine a obtenu 76% des voix, il reste populaire. Beaucoup de gens le critiquent mais votent tout de même pour lui. Certes, il y a peu d’autres candidats sérieux à ne pas avoir été empêchés, mais in fine, les gens votent Poutine. Il est vrai aussi qu’il est là depuis 20 ans, et que toute une génération n’a connu que lui, mais le souvenir des années Eltsine, avec les magasins vides et les 2500% d’inflation est encore très présent. Poutine est donc vu comme celui qui a restauré la stabilité. Le moment où cela se transformera en autre chose reste une question ouverte.

Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
J’ai une question concernant la place de la Russie sur le plan géopolitique. Il me semble que Poutine a manœuvré avec intelligence, force et détermination, toutes choses qui ont longtemps manqué (et continuent de manquer) à ses différents interlocuteurs, qu’ils soient Américains ou Européens. Mais sentez-vous ce que les Américains appelleraient la « destinée manifeste » de la Russie ? On a l’impression d’une contradiction fondamentale dont l’arbitrage est très délicat à opérer.
Une contradiction entre un intérêt géopolitique, qui fait qu’il nous faut éviter que l’Europe ne devienne qu’un petit cap de l’Asie (notamment de la Chine), ce qui nous conduit à avoir de bonnes relations avec Poutine, et des valeurs démocratiques qui nous empêchent de nous engager trop avant avec la Russie. Côté russe, il me semble que la contradiction flagrante se voit en regardant une carte, entre la gigantesque Sibérie vide, et la Chine (qui paraît petite) si peuplée. Poutine s’en prend à nous parce que nous sommes démocrates libéraux, et essaie de déstabiliser tout un ensemble de pays à la périphérie de l’UE. Il y a là quelque chose qui nous pénalise les uns et les autres. Est-ce que cela vous paraît surmontable ?
Pour ma part, je ne crois pas à la thèse de l’humiliation. L’Europe s’est toujours montrée prudente à l’égard de la Russie, notamment avec l’OTAN, il est vrai que nous avons pu être maladroits, mais rien qui ne saurait être insoluble. Il me semble que si nous n’y arrivons pas, c’est pour des questions de valeurs. Considérez-vous qu’il y a une possibilité de dégel entre l’UE et la Russie ?

Sylvie Bermann :
Sur la relation avec la Chine, elle est évidemment inégalitaire, il y a là un renversement de situation par rapport aux années soviétiques. Il y a peu d’empathie entre les peuples russes et chinois. En revanche, il y a une vraie relation stratégique. Xi Jinping a même déclaré que Poutine était son meilleur ami ! Il était l’invité du sommet asiatique de Vladivostok, mais aussi celui du sommet européen de Saint Pétersbourg. La relation se renforce donc, même si elle demeure inégalitaire. Les deux pays y trouvent un intérêt, puisqu’ils partagent les mêmes positions au conseil de sécurité de l’ONU contre les occidentaux.
Vous évoquiez la Sibérie vide et la Chine surpeuplée. C’est un fantasme pour les Russes aussi, mais les Chinois de Mandchourie préfèrent descendre vers le sud de la Chine qu’habiter en Sibérie. Il n’y a pas d’Asiatiques à Vladivostok, seulement des Blancs. Il n’y a que 50 000 Chinois en Russie, et tous sont dans la partie occidentale, plus intéressante en termes d’investissements. C’est donc davantage un mariage de raison que d’amour, mais pour le moment il est solide. Il est aussi le résultat de sanctions américaines à visée extraterritoriales, nous empêchant d’investir. Ainsi la plus grande station d’exploitation gazière a été réalisée avec des fonds chinois.
Sur la vision de l’Europe de Poutine. Il y a effectivement une contradiction, y compris pour lui. La logique voudrait que la Russie souhaite une Europe forte, pour contrer les USA notamment. Mais en pratique, la Russie met des bâtons dans les roues européennes dès qu’elle le peut. Ce qui est essentiellement reproché aux Européens ne porte pas sur leurs mœurs, même si c’est une rhétorique efficace auprès de la population. Les Russes nous reprochent en réalité de constituer un Occident collectif aux ordres de Washington. C’est pourquoi la position d’Emmanuel Macron a vivement intéressé les Russes dernièrement.

Philippe Meyer :
On dit que la jeunesse russe a pris acte du caractère très relatif de la démocratie russe, et cherche son accomplissement dans d’autres secteurs. Qu’en pensez-vous ?

Sylvie Bermann :
La jeunesse russe n’est évidemment pas un bloc uniforme. A une époque, les sondages indiquaient que ce qui l’intéressait était de faire carrière chez les mastodontes du pétrole et du gaz, tels Gazprom. Ils aspiraient donc à être fonctionnaires, ce qui est un problème pour le développement économique de la Russie. Aujourd’hui il de nombreux jeunes russes, talentueux pour ce qui concerne la haute technologie. On a vu par exemple Yandex, moteur de recherche très performant, souvent plus précis que Google, être développé un an plus tôt que le géant américain. Le dirigeant de Google me confiait que c’était dû à l’héritage scientifique de l’Union Soviétique. De nombreux pionniers de la Silicon Valley sont d’ailleurs des ingénieurs russes ... Les talents sont là, ce sont les financements qu’ils ne trouvent pas, ce qui explique pourquoi la jeunesse part. Environ 50 000 Russes quittent leur pays chaque année, et c’est effectivement une fuite préoccupante des cerveaux.

Richard Werly :
Vous évoquiez plus haut le développement de ces armes hypersoniques et le sens qu’il y avait derrière : « on vous montre qu’on peut taper fort pour pouvoir dialoguer avec vous ». Pensez-vous qu’il en va de même s’agissant des interférences dans les campagnes électorales, qu’on attribue à la Russie ?

Sylvie Bermann :
Je n’en suis pas sûre, c’est un peu comme ce conte où le scorpion traverse la rivière sur un autre animal, et le pique quand même à l’arrivée, car il ne peut tout simplement pas s’en empêcher. La Russie compte très certainement les meilleurs pirates informatiques du globe. Obéissent-ils à des ordres directs, ou le font-ils seulement pour le défi que cela représente ? Après les critiques, Ils se sont bien gardés en tous cas d’intervenir pendant les élections européennes, ou même dans celles de mi-mandat aux Etats-Unis. Ils ont mesuré à quel point c’était contre-productif : la Russie est devenue toxique aux USA, dans les deux camps, puisque Trump est accusé de devoir sa victoire aux ingérences russes.
Si Trump est réélu, je pense qu’il renouera le dialogue avec la Russie, car c’est l’une de ses convictions, et il aura les coudées plus franches si sa réélection n’est pas entachée du soupçon d’une interférence russe.

Béatrice Giblin :
J’aimerais avoir votre avis sur la question de la corruption. La société russe est extrêmement inégalitaire, les oligarques ont été mis au pas, mais l’entourage de Poutine semble épargné et des fortunes s’y font. On parle d’une corruption massive, qui pourrait être préjudiciable à un développement dont la Russie a besoin. Comment cette question peut-elle se régler ?

Sylvie Bermann :
La corruption est effectivement massive en Russie, c’est une tradition, tout comme en Chine, à ceci près qu’en Chine une politique de lutte contre la corruption a été mise en place. Il n’y a pas cet équivalent en Russie, seulement quelques actes épars, servant d’exemple.
La corruption est aussi un moyen de pression sur les corrompus, et c’est sans doute ce qui explique qu’on n’essaie pas vraiment d’y mettre fin. Ceci étant dit, ceux qui ont transféré des fonds en Occident sont poursuivis ... Pour ce qui est de l’entourage de Poutine, c’est beaucoup plus difficile à dire. Certains oligarques ont été arrêtés, mais on ne sait pas vraiment dans quelles conditions. Il y a tout de même en Russie une prédominance de ce qu’on appelle « les hommes de force », des services de sécurité, et il ne s’agit pas seulement du FSB et du SVR (héritiers du KGB). Poutine est un peu l’arbitre de tous ces services qui se font concurrence.

Jean-Louis Bourlanges :
Je reviens sur le positionnement international de la Russie, et au nôtre, car il me semble que nous sommes assez dépendants les uns des autres. On a le sentiment, peut-être parce que Poutine aime la force tandis que l’UE apparaît désespérément pusillanime et fragmentée, que le souci principal du président russe est d’arbitrer ce qui se produit entre la Chine et les USA. Et que comme l’Europe semble inféodée aux Etats-Unis, il s’en désintéresse. Pensez-vous qu’il y ait du vrai là-dedans ?
Est-ce que la perspective que vous évoquiez d’une future relation privilégiée entre Russie et USA ne mettrait pas Poutine en délicatesse avec les Chinois ? Et quelle est notre marge de manoeuvre là-dedans ? Car il semble que nous pourrions avoir de meilleures relations avec la Russie, pour rééquilibrer un peu le jeu avec la Chine, mais que la Russie n’est pas intéressée (en tous cas pas par nos valeurs), et que nous-mêmes sommes en effet incapables de nous émanciper des Etats-Unis. La situation paraît donc très difficile. Macron se démène, il n’est pas au bout de ses peines. Après des mains tendues à Poutine, il vient de se rendre en Pologne, pays pour le moins hostile à la Russie.
Peut-on être autre chose que les perdants dans ce jeu à quatre (Russie - Chine - USA - UE) ?

Sylvie Bermann :
Je crois que la logique du président de la République est d’avoir une Europe forte et autonome par rapport aux USA. Une Europe qui a les moyens de sa puissance. Nous pourrions par exemple réagir aux choquantes sanctions extraterritoriales, on a commencé à le faire sur l’Iran, et avec le projet d’une Europe de la défense. Mais pour cela, nous avons besoin de la Pologne, qui est désormais le cinquième pays de l’Union. On n’a rien à gagner à isoler un pays, et pour que la démarche d’Emmanuel Macron réussisse, il lui faut convaincre les autres Européens, à commencer par la Pologne. Le projet du président français vis-à-vis de la Russie n’affaiblit pas la Pologne en réalité. Dialoguer avec quelqu’un ne signifie pas qu’on approuve ce que dit ou fait son interlocuteur. Mais il est toujours préférable d’avoir un canal de discussion ouvert.
Quand il y a par exemple eu des frappes d’armes chimiques dans la Ghouta, les Américains avaient gardé de bonnes relations à tous les niveaux avec les Russes, tandis que nous (France et Royaume-Uni) n’avions aucun contact avec des homologues russes. L’intérêt d’un canal ouvert est primordial en termes de sécurité. C’est le sens des démarches d’Emmanuel Macron.
L’Europe, ensuite. Les Russes ont regardé le Brexit avec le sourire du chat du Cheshire d’Alice au pays des merveilles : large, franc, et sardonique. Les Gilets Jaunes également. Poutine a du respect pour Macron, qu’il considère comme la voix forte en Europe. Il s’agit pour le président français de convaincre les Européens, et cela ne passe pas que par un discours cohérent. Il faut aussi une négociation bilatérale, avec des pays comme la Lituanie ou la Pologne. Encore une fois, je pense que c’est l’intérêt de la France et de l’Europe d’avoir une relation plus étroite avec la Russie. Emmanuel Macron n’a jamais hésité à faire état de ses désaccords, il l’a fait à Versailles, et publiquement. Mais il a pu discuter sur la Syrie ou sur l’Ukraine. Ce qui a abouti au sommet de Paris : première rencontre entre Poutine et Zelensky, échange de prisonniers et cessez-le-feu. Nous avons me semble-t-il un intérêt à dépasser le réflexe pavlovien : « la Russie de Poutine est hostile » ; il nous faut être un peu plus pragmatiques, et Poutine y verra sans doute un intérêt lui aussi.
On évoque souvent la possibilité que Poutine « tienne » Donald Trump par des vidéos scabreuses et compromettantes. Je n’y crois pas. Si c’était le cas, ce serait un outil passablement inutile, car les relations entre Russie et USA sont très mauvaises ...

Richard Werly :
Je constate que l’Europe semble avoir perdu sur l’Ukraine. Le coup joué militairement par Poutine a été payant : il a sécurisé une zone sur laquelle on a beaucoup de mal à revenir.
Vous étiez ambassadeur à Moscou, et une chose me frappe dans le système russe : l’absence de femmes. La parité est plus que jamais promue et réclamée en Europe occidentale, mais la Russie donne l’impression d’un pouvoir absolument masculin, voire macho, qui se revendique comme tel. Où sont les femmes russes ?

Sylvie Bermann :
Les femmes russes sont en fait très présentes et très fortes. Pas nécessairement dans le pouvoir politique (à l’exception notable de la gouverneure de la Banque Centrale), mais une prise de conscience à ce sujet est en train de se faire. Y compris de la part de Poutine, puisque j’ai assisté à une réunion sur la promotion des femmes.
Plusieurs choses constituent l’identité de la Russie : le pays le plus vaste au monde, et une Nature hostile, qui a donné culturellement une grande importance à ce qu’ils appellent « les vrais hommes ». Mais les femmes sont généralement plus fiables dans ce pays, beaucoup de chefs d’entreprise préfèrent d’ailleurs engager des femmes, moins portées sur la boisson, et généralement plus honnêtes. Le chemin est encore long, mais l’Histoire n’est pas finie.

Béatrice Giblin :
A propos de l’environnement. On voit les problèmes que posent le réchauffement climatique, la fonte du permafrost et les très graves incendies qui se produisent depuis plusieurs années Pensez-vous que les questions environnementales vont peser sur l’évolution du système russe ?

Sylvie Bermann :
Il y a quelques années encore, Poutine disait ironiquement que les Russes ne se plaindraient pas d’un réchauffement de deux degrés. Ce n’est plus vrai aujourd’hui, il est tout à fait conscient des dangers que cela pose. Mais aussi des opportunités. Le développement de la route arctique par exemple est un projet très important, pour lequel on construit des installations jusqu’au Kamchatka. La fonte du permafrost en revanche est une vraie préoccupation, car certains villes sont construites sur pilotis, il y a donc un vrai danger pour les populations. Aujourd’hui Poutine tient un langage très favorable à l’action écologique.

Béatrice Giblin :
Le sort de ces villes est en effet une question importante. Les gens commencent à les quitter, pas seulement celles menacées par la fonte, mais aussi toutes ces villes minières de Sibérie implantées par le régime soviétique.

Sylvie Bermann:
Il y a une migration des populations sibériennes vers Moscou et Saint-Pétersbourg en effet. C’est la raison pour laquelle des mesures ont été prises pour les régions de l’Extrême-Orient russe (ce qui est distinct de la Sibérie pour les Russes), où des avantages matériels et fiscaux sont accordés à ceux qui s’y installent ou investissent. Dans le Nord, on a en effet une activité minière, ainsi que l’extraction de pétrole, mais toute cette économie est remise en cause actuellement, et on ne peut évidemment pas laisser des villes disparaître. Il y a par ailleurs de nombreuses autres considérations sur les virus et autres bactéries libérées par la fonte du permafrost. Cette question de la fonte est désormais entendue très sérieusement.

Philippe Meyer :
Que représente la France pour la Russie et les Russes que vous avez pu rencontrer ?

Sylvie Bermann :
Il y a une véritable histoire d’amour entre la culture russe et la culture française. Il y a une passion pour la France et les échanges entre musées sont nombreux. La France est très importante pour les Russes, ils adorent jusqu’à Napoléon !
Il y a d’autre part un véritable effet Macron. Parce qu’il prend des initiatives, qu’il a une vision du monde et de l’Europe, et ses initiatives économiques avec ce grandes entreprises (Total, Technip ...) sont elles aussi reconnues. En tous cas, la France a un statut privilégié par rapport aux autre pays européens. Les relations avec le Royaume-Uni sont au point mort après l’affaire Skripal, et Angela Merkel sur le départ leur paraît affaiblie. Pour eux, l’interlocuteur c’est Macron, et cela se sent dans la manière dont les diplomates français sont traités à Moscou par rapport aux autres.

Richard Werly :
Dans un livre que nous avons publié dans la collection L’âme des Peuples consacré à la Russie, figure un entretien avec l’écrivain Lyudmila Ulidskaya, que vous connaissez peut-être. Elle décrit ainsi l’âme russe : « c’est une capacité incroyable à poursuivre un but, quel qu’il soit, mais sans la moindre parcelle de bon sens. Sans penser plus loin. Nous prenons une décision, quelle qu’elle soit, par exemple de construire le communisme ou d’enterrer un défunt, et nous allons faire cela de manière méthodique mais avec une absence totale de bon sens. C’est cela notre côté tragique. »

Jean-Louis Bourlanges :
Enfin un terrain d’entente avec les Polonais !

Sylvie Bermann :
Je m’apprête à voir Lyudmila Ulidskaya, nous avons rendez-vous pour un colloque sur la littérature russe. Elle est absolument admirable, et a un grand sens de la formule. Le côté tragique des Russes est indéniable, ainsi que leur capacité de souffrance, qui nous laisserait pantois. Ils ont vécu Léningrad, Stalingrad ... alors les sanctions ! Ce n’est pas cela qui fera changer ni les oligarques, ni la population.

Les brèves

Nous autres réfugiés

Béatrice Giblin

"Je vais vous parler d’un tout petit livre d’Hannah Arendt. C’est un très beau texte, dont je vous citerai cette phrase : « les « réfugiés » sont désormais ceux d’entre nous qui ont connu un malheur et ont dû émigrer, sans ressources, dans un autre pays et trouver de l’aide auprès de comités de réfugiés. Nous avons perdu notre foyer, c’est-à-dire la familiarité de notre vie quotidienne, nous avons perdu notre travail, c’est-à-dire l’assurance d’être de quelque utilité en ce monde, nous avons perdu notre langue, c’est-à-dire le naturel de nos réactions, la simplicité de nos gestes, l’expression spontanée de nos sentiments. Nous avons abandonné nos parents et nos meilleurs amis ont péri, ce qui signifie que notre vie privée a été brisée. » Qu’on s’en souvienne vis-à-vis des réfugiés qu’on a du mal à accueillir."

Moscou Au cœur de la création contemporaine

Philippe Meyer

"Je signale la publication aux ateliers Henry Dougier des éditions Payot d’un ouvrage consacré à Moscou par un journaliste français, Étienne Bouche. Il y est question de la création contemporaine dans plusieurs domaines. Il comprend des entretiens avec des artistes, qui vont de pianistes à des metteurs en scène ou des photographes, ainsi qu’un guide géographique des lieux de la création contemporaine dans la capitale russe."

L’alerte démocratique

Jean-Louis Bourlanges

"Je profite du fait que nous faisons une émission sans Nicolas Baverez pour recommander son dernier livre. C’est une analyse de la crise des valeurs que nous vivons. Il y analyse très bien les rapports avec les années 1930, les différences, la montée du populisme, et propose des solutions, qui sont classiques. Mais deux choses me paraissent importantes : d’abord il sonne le tocsin, et nous fait comprendre que le populisme n’est pas qu’une protestation lointaine mais une menace réelle et très présente. Ensuite, il insiste sur quelque chose qui me paraît très vrai, à savoir que le fond de l’affaire est le ressort moral. Il cite Périclès : « se reposer ou être libre, il faut choisir ». J’ai l’impression que le repos est une tentation forte. Nicolas Baverez place tout son livre sous le patronage de Ionesco et du monologue final de Rhinocéros, dans lequel Bérenger finit par déclarer : « je suis le dernier homme »."

Le manchot magnifique

Philippe Meyer

"Sylvie Bermann : Si on veut s’intéresser à la Russie pendant les prémisses de la révolution, je recommande le livre de Guillemette de Sairigné. C’est l’histoire de Zinovi Pechkoff, fils adoptif de Gorki, né à Nijni-Novgorod, et qui montre bien d’ailleurs que Gorki n’est pas seulement celui qui a collaboré avec le régime (qu’on accuse parfois de lâcheté), mais aussi quelqu’un qui défendait les Juifs, et les révolutionnaires. En 1914, Pechkoff a voulu s’engager dans la Légion étrangère, où il a combattu. Il est devenu général, et même ambassadeur du général de Gaulle auprès de Tchang Kaï-Chek. C’est une vie extraordinaire, et une histoire passionnante qui couvre tous les continents. "