L’Allemagne, 30 ans après la chute du mur / n°114

L’Allemagne, 30 ans après la chute du mur

Introduction

Il y a 30 ans s’ouvrait, puis s’effondrait le mur érigé par le gouvernement d’Allemagne de l’est en août 1961 entre le secteur soviétique de Berlin et les secteurs américain, anglais et français. Moins d’un an plus tard le parlement est-allemand votait l’adhésion de la RDA à la loi fondamentale de la RFA et en fixait unilatéralement l’effectivité au 3 octobre 1990, sans attendre que les nombreux débats sur les modalités de la réunification aient trouvé leur conclusion. Premier acte de l’unification, la décision d’échanger à parité mark de l’est et mark de l’ouest a notamment entrainé une revalorisation des salaires dans des industries d’État à la main d’œuvre pléthorique dont la compétitivité s’est effondrée. 14.000 entreprises et coopératives d’État représentant 80% de l’économie est-allemande ont été privatisées.
En 1990 le PIB par Allemand de l’ouest était 66% plus élevé que celui de son compatriote de l’ancienne RDA. En 2018, cette différence n’était plus que de 21% Malgré ce rattrapage, malgré un chômage bas (6% des actifs), malgré le sentiment exprimés par 70 % des habitants des Länder de l’est d’être des gagnants de la réunification, c’est dans ces anciennes régions industrielles que le score du parti d'extrême droite Alternative für Deutschland (l’AfD) est le plus élevé, deux fois plus que dans les Länder de l'Ouest.
Angela Merkel s'est exprimée hier le long de l'ancien tracé du mur de Berlin, aux cotés dirigeants d'anciens pays communistes d'Europe de l'Est. Au pouvoir depuis 2005, la chancelière allemande, dont le mandat prendra fin en 2021 a contribué à maintenir l'Allemagne à une place importante en Europe. Au plan diplomatique, ses différents mandats ont été marqués par une dégradation des relations avec la Russie, notamment du fait de l'annexion de la Crimée en 2014 et avec les États-Unis en raison de la guerre commerciale menée par Donald Trump. En 2018, l'Allemagne présentait un excédent commercial de 7 %, proche des records mondiaux. Aujourd’hui, le pays souffre de la détérioration du climat économique mondial, causé par la guerre commerciale États-Unis-Chine, au point d'être en passe de tomber en récession.
Si l'Union Européenne, en intégrant de nombreux pays d'Europe de l'Est a contribué à réduire les inégalités avec l'Europe occidentale au travers d'importants transferts financiers, l'ancien rideau de fer délimite toujours deux zones dans lesquels les droits démocratiques ne sont pas respectés équitablement. Chantre des démocraties illibérales, les pays d'Europe de l'Est connaissent un faible taux de naissances et une forte émigration vers l'Europe Occidentale.
« Allemagne de l’Est, histoire d’une annexion » : ce titre du « Monde diplomatique » a été salué par Jean-Luc Mélenchon qui juge qu’annexion est : « Enfin le mot juste pour nommer ce qui s’est passé il y a trente ans. Une violence qui n’en finit plus de se payer. » Daniel Cohn-Bendit rétorque que « Le débat a été tranché par le vote des gens en Allemagne de l’Est. Ils ont voté à majorité CDU, c’est la démocratie », « Dire ‘annexion’, c’est aujourd’hui reprendre ‘radio nostalgie Allemagne de l’Est’. C’est reprendre ce que dit l’AfD en Allemagne de l’Est, c’est-à-dire l’extrême-droite ». 

Kontildondit ?

Béatrice Giblin (BG) :
J’ai été très choquée par le titre du monde diplomatique et sa reprise par Mélenchon. C’est faire une erreur historique que de parler d’annexion à propos de la RDA. Il faut rappeler que dès le mois d’août 1989, c’étaient plus de 100 000 citoyens de RDA qui quittaient l’Allemagne de l’est en passant par la Hongrie. Des policiers Hongrois avaient en effet découpé les grillages avec des tenailles, et un flux continu de citoyens de la RDA fuyaient une dictature, car il s’agit d’appeler les choses par leur nom. Ce flux commence donc au mois d’août, et non en octobre. On se souvient tous de ces fameux lundis où, grâce aux églises protestantes, des manifestations se tenaient en Allemagne de l’est, pour lesquelles les manifestants prenaient d’énormes risques.
Dès que le porte-parole du gouvernement annonça, à la surprise générale, qu’il ne faudrait plus de visa, une décision dont la prise d’effet serait immédiate, les gens se sont rués pour sortir d’Allemagne de l’est. C’était un risque puisque personne ne savait si Mikhaïl Gorbatchev allait ou non laisser faire. Ces gens choisissaient la liberté. C’est pourquoi les commentaires d’aujourd’hui sont choquants quand ils parlent d’annexion, déplorent un manque de discussion et une précipitation ... Mais il faut se souvenir de la force incroyable de ce moment, de cet élan vers la liberté, on se souvient de ces images si puissantes. Cela reste très positif pour une très grande majorité des Allemands de l’est, il ne s’agirait pas de l’oublier. Bien sûr, tout n’a pas été parfait, mais le chancelier Kohl a utilisé cette fenêtre d’ouverture possible pour déclarer une réunification, une décision qui n’a eu à l’époque que le soutien du président George Bush, Mitterrand par exemple était très réticent (il alla même jusqu’à faire une visite à Berlin est en décembre 1989). Pour Kohl il fallait profiter d’une opportunité sans précédent.
Le problème de l’AFD aujourd’hui démarre sur une question d’immigration, même si ce n’est pas dans l’ex-Allemagne de l’est que les problèmes liés à l’immigration sont les plus importants. Rappelons qu’à l’époque de la RDA, quand des ouvriers vietnamiens étaient installés en Allemagne de l’est, les attaques xénophobes à leur encontre étaient monnaie courante de la part des citoyens allemands. Le problème ne date donc pas de la réunification. Remémorons-nous tout cela avant de parler d’annexion ...

Philippe Meyer (PM) :
J’ai rappelé en introduction que c’est le parlement est-allemand qui a voté la date de la réunification sans consulter personne, tandis que tout le monde était désemparé quant à ce qu’il faudrait faire ...
Autre élément amusant : les conditions dans lesquelles les Allemands de l’est ont su qu’ils allaient pouvoir circuler librement. Une conférence de presse est donnée par le porte-parole du gouvernement, qui brasse des banalités pendant trois quarts d’heure, jusqu’à ce qu’un journaliste italien lui dise : « les gens vont-ils pouvoir circuler ? » Le porte-parole regarde ses papiers, et déclare : « oui, les visas vont être beaucoup plus facilement autorisés, les gens vont pouvoir circuler. »  « Quand ? » lui demande-t-on. Nouveau regard aux papiers. « Maintenant ». Cela ne donna pas franchement l’impression que la décision avait été prise au plus haut niveau ...

Matthias Fekl (MF) :
C’est un moment assez mythique. Je vivais à Berlin à l’époque, nous étions devant la télévision avec mes parents, et je me souviens de mon père disant : « mais est-ce qu’il a compris lui-même ce qu’il vient d’annoncer ? » On avait vraiment l’impression qu’un petit bureaucrate à l’esprit étriqué venait de déclarer rien de moins que la fin du vingtième siècle.
Ce moment a déclenché une émotion si gigantesque qu’il est difficile d’en rendre compte aujourd’hui, je me souviens des foules en liesse dans les rues de Berlin pendant des semaines, puisque toutes les semaines des morceaux de mur étaient abattus aux quatre coins de la ville, avec des scènes de retrouvailles absolument magnifiques, et une vraie communion populaire pacifique.
BG l’a rappelé : cela faisait des mois que des citoyens d’Allemagne de l’est se mobilisaient en masse, avec un rôle très important des églises, et sans vrai leader. Un mouvement aux mille visages, dont aucun de ses initiateurs ne voulait se mettre en avant. Une mobilisation au long cours, émaillée de moments extrêmement marquants ; on se souvient tous de Rostropovich jouant au pied du mur, mais de tels moments étaient le quotidien de Berlin à cette période.
Le mur était le symbole d’une barbarie. A l’ouest, le rapport au mur était assez paradoxal, puisqu’à force de graffitis il était devenu presque une œuvre d’art, et un lieu de promenade, où les enfants jouaient puisqu’il n’y avait pas de voitures ... Et ces plate-formes aménagées pour les touristes, depuis lesquelles on voyait l’autre côté, l’autre mur, puisqu’il n’y avait pas un mur mais deux, un de chaque côté. Ils étaient séparés par ce qu’on appelait « la bande de la mort », c’est-à-dire un terrain vague miné, et des policiers est-allemands qui tiraient sur tous ceux qui s’y aventuraient.
Berlin était la dernière sentinelle de la liberté face au bloc soviétique. Là encore, une ville paradoxale, très alternative, très citoyenne, jouissant d’une grande liberté de mœurs, souvent à l’avant-garde du reste du monde dans tous ces domaines. Mais il y avait en même temps la volonté viscérale et farouche d’être libre. Venir dire aujourd’hui qu’il s’agit d’une annexion, avec tous les relents sémantiques que le choix de ce mot implique, est très grave et très dangereux, en particulier dans le moment que traverse l’Europe aujourd’hui.

Lionel Zinsou (LZ) :
Je suis très sensible à la dimension mondiale de l’évènement. Évidemment toute l’Europe de l’est est impliquée, et le bloc communiste ne cessera de s’écrouler par pans à partir de ce moment là, mais cela dépasse cette seule zone, et les réactions réticentes de la France, du Royaume-Uni, etc. Toute l’Europe a évidemment été très impactée, et cela prouve d’ailleurs qu’elle a su ramener à un niveau de développement satisfaisant toute une partie de sa population.
Mais cet évènement s’est aussi ressenti très fortement dans toute l’Amérique latine et toute l’Afrique. Aucun habitant de la planète n’a échappé à l’évènement. En Afrique, cela a signifié le départ des experts de la sécurité fournis par la Stasi dans les républiques populaires. En Amérique du Sud, tous les régimes marxistes-léninistes ont senti que la fin était proche. Il n’y a pas eu de savane ou de jungle assez reculée sur la planète pour échapper à l’évènement.
MF évoquait Rostropovich. Il se trouve que celui-ci était l’ami de mon de mon patron de l’époque, Antoine Riboud. Les deux montent dans un avion de Danone pour aller assister à l’Histoire. Rostropovich prend son violoncelle, une chaise, et se met à jouer au pied du mur. Les Allemands de l’est en train de faire la queue pour passer le mur voient ce vieil homme qu’ils ne connaissent pas, tant l’information était manipulée, (puisque Rostropovich était un dissident soviétique) et lui jettent des piécettes, qu’Antoine Riboud, président de Danone, et un autre ami ont passé la matinée à ramasser dans un béret ...
Le président Mitterrand se rend à Berlin est en décembre 1989, accompagné d’un bon nombre d’industriels français (parmi lesquels Antoine Riboud). Il ne s’agissait pas de rendre hommage à Erich Honecker, mais bien d’aller prendre la mesure d’un phénomène sans précédent, et de ses ramifications économiques. Dès le premier janvier 1990, nous avons commencé à chercher des partenaires économiques à l’est. Cela n’était pas facile, car il fallait passer un accord avec le peuple, puisque c’est au peuple qu’appartenaient les entreprises. Les accords se sont donc signés avec le peuple, représenté par les « larges masses ». Pour le cas de Danone, la laiterie qui voulait faire des yaourts avec l’entreprise a donc convoqué un étudiant, un syndicaliste, un intellectuel, un fonctionnaire, etc. et c’est ainsi que « le peuple » a signé.
La transformation a été extrêmement rapide (nous produisions là-bas une semaine après la signature), dans l’ambiance de joie palpable que MF a décrite.

Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
Un mot sur Mélenchon. Sa réaction est aussi intéressante qu’affligeante. La politique n’est pas quelque chose de poppérien, c’est à dire qu’elle n’est pas réfutable. Quand on voit qu’un candidat est élu en Thuringe alors qu’il emploie un discours hitlérien, on est en droit de se dire, étant donnée les conséquences qu’ont eues l’hitlérisme, que c’est mauvais, et qu’on devrait récuser le candidat en question. Et bien non, ce n’est pas comme cela que ça marche. Pour Mélenchon, c’est la même chose.
La RDA était un échec total. On se rappelle de la dictature d’Honecker. Par exemple il avait une villa sur la mer baltique, dotée d’un très grand parc. Le camion qui faisait les approvisionnements de la villa n’était pas autorisé à pénétrer le parc, pour ne pas troubler la quiétude du premier secrétaire du parti socialiste. Si bien que les livreurs transportaient à pied les marchandises pendant deux kilomètres ... Quand Honecker revient de Hongrie, il tombe malade ; l’ordre est aussitôt donné à tout le personnel de l’aéroport de tourner la tête et de ne pas regarder le premier secrétaire ... Que M. Mélenchon puisse considérer que l’abandon d’un tel régime soit une perte est tout simplement navrant.
Il nous dit qu’il n’y a pas eu d’assemblée constituante. Mais pourquoi diable y en aurait-il eu une ? La RFA était dotée d’une constitution, établie dans des conditions démocratiques tout à fait satisfaisantes, on n’allait pas faire une constitution « hybride », entre une constitution démocratique et une qui ne l’était pas ... ce reproche est absurde.
Quant à la politique économique, c’est un point plus délicat. Il est vrai que la parité économique ente l’ostmark et le deutschmark fut très préjudiciable pour l’économie est-allemande, mais elle a été réclamée par les gens d’Allemagne de l’est, qui n’auraient pas admis autre chose. Cela a pesé très lourd sur l’économie allemande, ainsi que sur la préparation de l’euro, puisque les efforts de rigueur demandés à l’époque se sont conjugués à des taux d’intérêt très élevés.
Jacques Delors avait une autre idée de la chose, il avait proposé à Helmut Kohl que ce soit l’Union Européenne qui prenne en charge une grande partie du coût de l’adaptation des Länder de l’est à la République Fédérale. Cela aurait soulagé les budgets fédéraux, et épargné à la Bundesbank la nécessité de pratiquer des taux d’intérêt élevés (ce qui eut pour conséquence de nous imposer des taux élevés à nous aussi pendant quelques années). Kohl a refusé, arguant - à juste titre - que l’Allemagne serait mise au ban de l’Europe si elle se faisait financer par celle-ci alors que le pays était notoirement prospère.
Un mot sur Günter Schabowski, le porte-parole dont nous parlions précédemment. Il n’était pas idiot, même s’il est effectivement apparu très déconcerté ce jour-là. Mais le bureau politique est-allemand était déjà en pleine remise en question, et ce depuis plusieurs semaines. Ils venaient de se faire complètement rouler par les Hongrois, qui venaient d’obtenir l’autorisation de Gorbatchev d’ouvrir la frontière vers l’Autriche. Honecker s’en était vivement inquiété, mais les Hongrois, mentant éhontément, avaient prétendu qu’il n’y avait que deux ou trois passages, mais rien de particulièrement significatif.
Tous ces gens du bureau politique sont fondamentalement convaincus qu’ils sont dans l’erreur historique. Ils n’ont pas du tout envie de perdre leur pouvoir pour autant, mais c’est un autre problème. L’exemple de Gorbatchev est frappant. A cette période, il cesse de croire en la légitimité des positions qu’il défend. Cela commence quand, quelques années plus tôt, en voyage à Londres, il paie avec une carte American Express. Symboliquement, on fait difficilement mieux ... Cela continue quand il abandonne le principe du leadership du parti communiste russe sur les autres partis communistes. Cela se poursuit lors de son voyage en Allemagne de l’est pour l’anniversaire de la RDA, où l’on ne cesse d’entendre des cris réclamant des visas, qu’il ne veut manifestement pas réprimer. Cela se confirme avec les Hongrois, et cela se termine dans la négociation de la réunification dans des conditions exagérément défavorables pour la Russie, car les Allemands ont toujours dit qu’ils étaient prêts à payer beaucoup plus, et la Russie était au bord de la faillite complète, voire de la famine à cette période.

Philippe Meyer :
On rappellera à la direction du Monde diplomatique et à M. Mélenchon qu’ils peuvent toujours voir le film La vie des autres, qui donne une image assez parlante du degré de liberté en RDA.
Quand j’ai publié Le communisme est-il soluble dans l’alcool ?, une anthologie des blagues politiques en usage de l’autre côté du rideau de fer, j’avais trouvé celle-ci, qui venait d’Allemagne de l’est. Il s’agit d’une série de recommandations :
« Ne pensez pas. Si vous pensez, ne parlez pas. Si vous parlez, n’écrivez pas. Si vous écrivez, ne publiez pas. Si vous publiez, ne vous étonnez pas. »

Lionel Zinsou :
Je reviens sur la très importante controverse qui opposa le chancelier à la Bundesbank à propos de la parité entre les marks de l’est et de l’ouest. Il était inimaginable que le pays ait deux monnaies une fois réunifié, et que ces deux monnaies sanctionnent le fait qu’une partie du territoire aurait durablement vécu avec un niveau de revenu par tête inférieur de deux tiers à l’autre partie.
Les premières notes de frais quand vous alliez en Allemagne de l’est, vers décembre-janvier 1990 étaient à peine croyables : une nuit d’hôtel avec deux repas pour 10 francs. On avait par ailleurs un système de prix en Ostmark qui n’avaient rien à voir avec les prix du marché, et bourré d’incohérences. Une autre anecdote concernant Danone, mais elle est très parlante. Danone cherche à développer l’industrie laitière. Pour ce qui est de l’élevage, on s’étonne beaucoup, puisque l’on constate que les vaches est-allemandes mangent essentiellement du pain et de la brioche. Mais c’est parce que ce sont des produits considérablement subventionnés, tandis que les céréales ne le sont pas, du coup la nourriture appropriée est bien trop chère.
Quand nous arrivons dans l’entreprise avec laquelle nous allons travailler avec « le peuple », les ingénieurs sont tous payés la moitié du salaire des ouvriers. Puisqu’ils ont la chance d’avoir un métier sans pénibilité et plus intéressant, ils rééquilibrent ces avantages par un salaire moindre. Le raisonnement se tient, mais il pose un problème sur un marché du travail libéral, organisé différemment. Le système n’était pas incohérent, il était radicalement différent. En laisser perdurer un élément aurait posé un grand problème.
PM disait que le décalage de revenus entre l’est et l’ouest était aujourd’hui de 21%. Si l’on corrige ce chiffre des mesures de protections sociales allemandes, il n’est plus que de 8%. Si l’on avait pas fait la parité des marks, on aurait complètement liquidé l’épargne en Allemagne de l’est. Or en RDA l’épargne était très importante, car les gens n’avaient pas d’occasion de dépenser leur argent (si vous commandiez une Trabant, il fallait l’attendre 3 ans ...). Personne n’avait de problèmes d’argent en RDA, il reste d’ailleurs une nostalgie de cela.
Quelle expérience économique récente dans le monde a conduit des citoyens, en changeant de système, à multiplier leur pouvoir d’achat par cinq, tout en bénéficiant de protections sociales remarquables (on pousse des cris sur les entreprises qui ont été fermées, mais il fallait les voir : les conditions de travail y étaient épouvantables, sans même parler de l’impact écologique) ? Aucune. C’est un succès économique incontestable. Et l’Union Européenne leur a heureusement été épargnée. Vous imaginez la bureaucratie de l’UE prendre en charge une telle transformation ? Ç’aurait été catastrophique, on y serait encore.

Matthias Fekl :
Il y avait à l’époque un débat sur la parité, et notamment en 1990 l’idée que lorsqu’on rachetait les marques de l’est, on avait la parité du mark jusqu’à un certain seuil, au-delà duquel on pourrait faire « 1 pour 2 ». Là aussi, le raisonnement n’était pas absurde, mais il a déclenché un scandale en Allemagne de l’est. Il en reste aujourd’hui l’idée, de moins en moins sous-jacente, que les habitants de l’est sont des citoyens de deuxième classe. Cela se traduit en chiffres, il reste des inégalités fortes entre les Länder de l’est et de l’ouest, malgré les progrès ; il ne fait aucun doute que les installations de l’est n’étaient absolument pas capables de tenir le choc de la concurrence, de même que les infrastructures, dans un état déplorable. Les traces de la guerre étaient encore là, c’était un autre monde ...
Tout cela s’est traduit aujourd’hui par un sentiment de frustration, et ce n’est pas un hasard si l’extrême-droite néo-nazie (et le terme n’est pas exagéré, certains slogans sont repris d’Hitler mot pout mot) connaît un vrai succès dans ces endroits. Il faut être très attentif à cela. Que dans un pays qui a fait un travail de mémoire aussi remarquable que profond puisse resurgir une expression politique de cette sorte est un phénomène très inquiétant, qui ébranle tout le système politique allemand : la stabilité politique du Bundestag est aujourd’hui remise en question. Le débat politique allemand, traditionnellement plus rationnel, respectueux et apaisé qu’ailleurs est en train de voler en éclats.

Béatrice Giblin :
La question de l’AFD n’est pas seulement celle d’une poussée de l’extrême-droite comme on les connaît dans d’autres pays d’Europe, compte tenu de l’histoire tragique de l’Allemagne. Il y a cette interrogation : pourquoi en RDA ? Il faut rappeler qu’en chiffres absolus, l’AFD fait plus de voix à l’ouest qu’elle n’en fait à l’est (simplement parce que la population y est plus nombreuse). Il y a aussi un vote AFD à l’ouest, qui oscille entre 12% et 15%, il n’est donc pas anodin.
Ce qui est incontestable, c’est qu’aux élections de 2017, les Verts ont été puissants à l’ouest et pas du tout à l’est, tandis que l’AFD faisait une percée, notamment en Thuringe, où elle a un leader, Björn Höcke, qui est un identitaire pur. Ses propos peuvent grosso modo se résumer à « assez de flagellation avec l’Histoire allemande. Notre Histoire est grande, reprenons-la ». Et c’est un homme de l’ouest qui fait campagne à l’est, car il sait que c’est là que son discours aura le plus grand écho.
Le travail de mémoire qu’évoquait MF a été fait à l’ouest, mais pas à l’est. Les gens de l’est se sont toujours considérés dans le camp des vainqueurs, car eux étaient du bon côté. Ils n’ont donc aucune raison d’être mal à l’aise avec la fierté allemande. La réflexion sur la nation allemande après la réunification n’a pas vraiment eu lieu. L’AFD naît à l’ouest, chez des professeurs d’économie en 2013, qui veulent sortir de l’euro afin de ne pas avoir à payer pour la Grèce. Ce à quoi Angela Merkel répondit « il n’y a pas d’alternative ». C’est de là que vient le nom de ce parti, qui sera très vite débordé par une droite radicale.

Matthias Fekl :
Il faut ajouter à tout cela une culture démocratique récente en Allemagne de l’est, qui a basculé directement du nazisme au totalitarisme bureaucratique. Cela donne un terreau propice à l’AFD.

Jean-Louis Bourlanges :
Il n’était pas question d’envisager deux monnaies, mais de savoir à quel niveau on pouvait échanger le mark de l’ouest contre celui de l’est. Je me rappelle une scène que j’ai vécue en Allemagne, lors d’une réunion, au cours de laquelle on expliquait que des entreprises allemandes étaient vendues pour un deutschmark. Je me rappelle des interprètes est-allemands pleurant dans les cabines. On leur avait bourré le crâne pendant trente ans, leur expliquant qu’ils étaient les meilleurs, les plus travailleurs, etc. Cette humiliation est un élément central. Elle était justifiée économiquement, et il ne reste pas grand chose du système est-allemand aujourd’hui, si ce n’est le système de formation, assez efficace.
Une remarque sur Mitterrand. Son attitude fut très bizarre. En septembre 1989 il va à Saragosse, et il y prononce un discours, adjurant les pays de l’est de ne pas renoncer au socialisme. C’est à dire qu’il intègre le socialisme d’Europe de l’est - avec tout ce qu’il implique - comme une variante possible de la famille politique à laquelle il appartient, ce qui est pour le moins étrange. J’étais au parlement européen le jour de la chute du mur, l’atmosphère y était extraordinaire, et le silence et le manque de réactivité de la part de la France était tout à fait impressionnant. Quand à l’étrange voyage de décembre, c’est parce que notre ambassadrice Joëlle Timsit l’avait convaincu que les régimes de l’est dureraient encore très longtemps. C’est pour cela qu’il y est allé, mais il y prononce cette phrase étrange : « vive le peuple est-allemand ». Même Mélenchon n’a pas dit ça. La force de Mitterrand est de réagir très vite quand il voit qu’il se fourvoie. Il corrigea le tir dès janvier, au moment où Margaret Thatcher découvre que les Britanniques n’ont pas gagné la guerre, ce qui provoquera une brouille avec Bush et précipitera son départ du pouvoir.

Lionel Zinsou :
Il ne faut peut-être pas grossir à l’excès le phénomène de l’AFD, qui fait un pourcentage de voix plus faible que le Rassemblement National en France. La comparaison n’est peut-être pas légitime idéologiquement, mais ce n’est pas l’extrême-droite la plus dangereuse actuellement d’un point de vue électoral. Cependant il est vrai que la proportionnelle lui donne davantage de députés que le Rassemblement National au parlement européen.
Ce n’est pas non plus le seul pays qui ait des disparités territoriales posant problème, avec le sentiment de délaissement des populations. Il n’y a pas un écart de richesse entre Thuringe et Bavière très supérieur à celui séparant l’Ile-de-France et les Hauts -de-France.
Il faut aussi faire attention sur l’économie de la RDA. L’économie de l’Allemagne d’aujourd’hui reste extrêmement puissante, même si elle est menacée de récession. La décroissance de sa dette est rapide, les régimes sociaux et le budget de l’état sont tous deux excédentaires. Et son commerce extérieur est en excédent historique. Pourquoi l’est-il ? Parce qu’il y avait en RDA des éléments tout à fait compétitifs qu’on pouvait encore valoriser. Par exemple dans le domaine de l’agriculture, où la RDA comptait de très grandes exploitations héritées de l’organisation soviétique, mais qui ont su se moderniser et s’adapter à l’économie de marché. La RDA est donc pour quelque chose dans la compétitivité d’ensemble de l’Allemagne, même 30 ans après.

Matthias Fekl :
Il y a des similarités et des défis communs entre la France et l’Allemagne. Ce décrochage des classes moyennes, qui menace de manière brutale et immédiate la stabilité de notre démocratie est un sujet qu’il nous faut prendre ensemble à bras-le-corps.
On voit renaître un sentiment très anti-allemand dans notre pays, quand on voit les délires au moment où le président de la République et la chancelière ont signé le nouveau traité de l’Elysée (beaucoup ont cru alors que Macron allait vendre l’Alsace et la Lorraine à l’Allemagne), c’est absolument navrant. Nombreux sont ceux qui ont partagé cette expression attribuée (à tort) à François Mauriac : « j’aime tellement l’Allemagne que je préfère qu’il y en ait deux ».

Béatrice Giblin :
A propos du sentiment des « citoyens de seconde zone ». Il est vrai que tout l’encadrement dans l’ex-RDA aujourd’hui est assuré par des gens venant de l’ouest. Angela Merkel a passé sa jeunesse à l’est, on ne cesse de nous le répéter, mais elle est un peu l’arbre qui cache la forêt. Pour le reste, on n’a pas encore vraiment d’équilibre dans la haute administration ou même dans les entreprises. C’est dû aussi à la continuité d’un exode vers l’ouest de jeunes diplômés, qui se poursuit encore actuellement. La pyramide des âges en Allemagne de l’est est très préoccupante, la base est étroite et le sommet très large. Le sentiment d’abandon est très présent dans les discours, même si dans les faits il n’a pas vraiment de raison d’être.

Jean-Louis Bourlanges :
Les rapports franco-allemands ont toujours été tendus, il ne faut pas se le cacher. Quand le général De Gaulle fait son voyage en 1966 en URSS, il dit aux soviétiques : « la France est favorable à la réunification de l’Allemagne, mais elle n’est sur ce dossier ni particulièrement ardente, ni particulièrement pressée ». Quant à Valéry Giscard d’Estaing, il s’était très fortement opposé à la réunification, notre attitude est donc difficilement compréhensible pour les Allemands de l’est.
Sur le modèle agricole, en tant que parlementaires européens, nous étions aller visiter une immense exploitation, et nous en plaisantions entre nous, même s’il est vrai que c’est un modèle plus rentable que celui des « 2 unités de travail humain » qui était le nôtre.
Enfin, sur la politique économique, c’est vrai que le solde commercial est la contrepartie de l’excédent budgétaire et de l’excédent de l’épargne sur l’investissement ; c’est pourquoi nous sommes fondés à dire que les Allemands ont une politique économique qui ne favorise pas la croissance à un moment où le niveau de croissance en Europe du sud produit une inquiétude extrême, qui s’exprimera sans doute dans les urnes.

Les brèves

Icebergs

Matthias Fekl

"Je vais vous recommander le livre d’un auteur que j’aime énormément, et dont j’attends à chaque fois le dernier ouvrage avec impatience avant de le dévorer dès sa parution. Contrairement à ses romans, qui sont toujours limpides et cristallins, il s’agit ici d’une promenade dans sa pensée, sur divers thèmes, avec notamment une visite à la tour de Montaigne qui est absolument magnifique. Il a écrit un autre livre avec Christian Garcin qui s’appelle Travelling, où il relate un tour du monde sans avion, véritable défi par les temps qui courent. Ce sont des livres très personnels, très puissants, très émouvants, et je vous conseille toute son œuvre. "

Réconciliations

Lionel Zinsou

"Je vous recommande la lecture d’un livre d’un haut fonctionnaire, Rémi Rioux, le patron de l’agence française de développement, qui a dirigé le cabinet du ministre des finances. C’est un homme de grande valeur, et qui a écrit un livre très récent appelé « réconciliations », et est assez ambitieux, on y décèle la volonté de théoriser du normalien. Il étudie en historien et en praticien du développement comment on réconcilie des adversaires irréconciliables, et en fait la théorie dans le nouvel ordre mondial, et dans son métier qui consiste à tenter de réparer les fractures de l’économie mondiale. C’est très recommandable."

Revue Hérodote

Béatrice Giblin

"Je n’ai pas pour habitude de parler de la revue que je dirige, mais cette fois-ci je ne peux pas résister. Nous avons sorti un numéro intitulé « l’Allemagne 30 ans après » dans lequel s’expriment un certain nombre d’auteurs allemands, dont le témoignage d’un des présidents du Bundestag issu de l’Allemagne de l’est ; on y trouve aussi quelques analyses électorales, ainsi que d’autres concernant un sujet que nous n’avons pas abordé aujourd’hui : celui du rapport à la puissance de l’Allemagne, pas seulement économique, mais aussi politique et militaire. "

Un souvenir

Jean-Louis Bourlanges

"Je voudrais évoquer un souvenir. Nous avons discuté dans l’émission la chute du mur et la libération de l’Europe centrale et orientale, c’est sans doute le grand évènements pour les gens de ma génération. Je l’ai moi-même vécu lors d’un voyage que nous avions fait avec ma femme Angéline et Simone Veil. Nous étions allés en Hongrie, au moment où celle-ci changeait complètement de visage. Nous avions été accueillis dans le château des Brunszvik, à Martonvásár, dans lequel Beethoven vécut un temps, (il y eut même une histoire amoureuse qui comme à son habitude, fut désastreuse). Nous avions donc été accueillis à la nuit tombée par un quatuor de Beethoven, dans une atmosphère absolument romantique. C’est l’image la plus forte que j’ai eue de la réintégration de « l’Europe kidnappée » dont parlait Kundera, pour moi qui n’étais pas à Berlin lors de la chute du mur. Il y avait, avec Simone Veil qui avait vécu l’horreur de la seconde guerre mondiale, une façon de boucler là toute l’histoire. C’est là le moment pivot de mon histoire personnelle concernant le sujet d’aujourd’hui. "

Patrimòni

Philippe Meyer

"On ne peut pas toujours partir en voyage, mais l’on peut trouver dans la littérature ou ce qui se publie quelques moyens d’évasion. Et notamment dans un journal du patrimoine, qui concerne l’Aveyron et ses voisins, intitulé Patrimòni, dans lequel vous trouverez un excellent article sur le nourrissage hivernal des oiseaux, sur le viaduc du Viaur, ainsi qu’un article en occitan sur le chemin des dames, le vrai, celui du général Nivelle, l’ancêtre de la technocratie mal informée et malfaisante. "

Guerres de business

Philippe Meyer

"J’ai le plaisir de vous dire que nous sommes soutenus aujourd’hui par un autre podcast, ou plus précisément par un producteur étasunien de podcasts, Wondery, qui lance la version française de l’une de ses séries à succès : Business Wars. Sous le titre « guerres de business », Wondery propose un premier épisode consacré à la rivalité sans fin et quinquagénaire entre Adidas et Nike. Cela ressemble à Capital en mode Game of Thrones, on nous y raconte les compétitions de l’hypermarketing, les opérations des influenceurs, les défis des bureaux de tendance, l’investissement des marchés de niche, la course aux stars (pour en faire les égéries des marques), les risques de l’innovation et les ruses de la communication. On y découvre aussi comment organiser la rareté pour faire exploser les ventes. Comme cette guerre est incessante, les rebondissements succèdent aux rebondissements, il y aura un nouvel épisode chaque lundi, et vous pouvez vous rendre sur le site de Wondery, où vous trouverez le premier en français. "