Radicalisation des rapports sociaux /n°111

Radicalisation des rapports sociaux

Introduction

En 2013, le mouvement des Bonnets rouges, où se retrouvaient notamment  des chauffeurs-routiers et des patrons transporteurs, la FDSEA, la CGPME et Force ouvrière obtient le retrait des mesures fiscales relatives à la pollution des véhicules de transport de marchandise. Ce mouvement au cours duquel 10 portiques « écotaxes » ont été détruits ou endommagés a abouti au retrait des mesures envisagées et à l’annonce par Jean-Marc Ayrault d’une réforme fiscale et d’un « Pacte d’avenir pour la Bretagne » dont le coût a été estimé à 2 milliards d’euros.
En 2016, Nuit debout occupe la place de la République à Paris et suscite des rassemblements semblables en province. Il a pour origine l’opposition à la loi Travail portée par Myriam El Khomri. Des blocages de raffineries et de dépôts de carburant sont organisées et la présence de casseurs conduit à l’intervention des forces de police à Paris, puis à une prise de position non-violente des organisateurs du rassemblement. Bien que le mouvement se soit éteint de lui-même au bout de deux mois, il est analysé par le sociologue Albert Ogien comme « une forme d’action politique hors parti, sans syndicats et sans chef devenue une forme reconnue d’action politique qui dit « entre citoyens, on discute de ce qu’il faut faire ».
En 2016, l’occupation des terrains prévus pour la construction d’un aéroport à Notre Dame des Landes aboutit à l’organisation d’un referendum local qui approuve les travaux par 55% des voix, mais, malgré la validation de ces travaux par la justice, le projet est abandonné en 2018.
En 2018, la mobilisation des gilets jaunes contre l’augmentation du prix des carburants se traduit par des blocages de routes et de ronds-points et par des manifestations à Paris souvent marquées par des destructions et des affrontements avec la police dont l’action, qui se traduit par de nombreux blessés, fait l’objet de nombreuses critiques, tandis que sont dénoncées les incohérences ou l’outrance des revendications et de certains leaders. Organisé sur les réseaux sociaux ce mouvement massivement soutenu par l’opinion et qui n’a pas rassemblé plus de 300.000 participants, développe des revendications sociales et politiques, notamment sur le referendum d’initiative citoyenne. Il obtient que le renoncement à la hausse de la TICPE (Taxe intérieure sur la consommation de produits pétroliers), l’organisation d’un Grand débat national sur la transition écologique, la fiscalité, la citoyenneté et l’organisation de l’État et des services publics, et le vote d’une loi portant mesures d’urgence économiques et sociales dont le coût est évalué à 10,3 milliards d’euros et entraine une augmentation du déficit budgétaire qui passe de 2,8 à 3,2 du PIB.

Kontildondit ?

Matthias Fekl (MF) :
Il y a beaucoup d’éléments différents et apparemment disparates sur ce thème, mais le point vers lequel ils convergent tous est la dégradation du débat public, de la manière d’être ensemble dans notre pays et dans d’autres en Europe. Elle a pour source la défiance envers les « élites » quelles qu’elles soient, autoproclamées ou réelles, envers les élus, la presse, bref tous ceux qui incarnent d’une manière ou d’une autre ce qu’un ancien premier ministre appelait « la France d’en haut ».
Il y a aussi d’autres facteurs qui donnent à ce phénomène une acuité particulière. Les nouveaux types de mobilisation politique, d’abord. Nuit Debout, Extinction Rébellion ... Des espèces de « flash-mob » politiques, qui peuvent surgir de façon instantanée, parfois pour le meilleur (comme au début des printemps arabes), parfois déviant vers des mouvements violents. A ceci se greffe une dégradation générale de la manière dont on s’adresse les uns aux autres, dont on se parle en public. Elle vient des réseaux sociaux, qui nous ont fait passer dans une démocratie d’invectives, voire d’insultes. Aller lire les débats sur certains de ces réseaux est terrifiant ; si l’on observe quels tweets ont le plus de succès, on voit que ce sont les insultes, les mises en cause personnelles et les coups en dessous de la ceinture.
On peut faire le lien avec un livre de Victor Klemperer (LTI, la langue du IIIème Reich) où il analyse dans le langage la montée de la violence. Il le fait en commençant dans les années 20 et montre comment petit à petit, insidieusement, la haine se libère dans le langage, d’abord de manière anodine, pour se transformer ensuite en violence politique. Même si comparaison n’est pas raison et qu’il n’ignore pas que l’Histoire ne se reproduit jamais à l’identique, MF craint que nous ne soyions aujourd’hui dans une période de déliquescence du débat public comparable.

Philippe Meyer (PM) fait remarquer que ceux qui ont souvent la charge de ce débat, c’est-à-dire les journalistes, en ont une part de responsabilité. L’Esprit Public avait été créé en 1998 pour réagir à ces pseudo-débats (en réalité des combats de coq dont il ne sortait rien), où tout était fait de façon à ce que l’expression de chacun soit la plus brève possible, pour s’assurer qu’on ne passe jamais dans la conversation. Cette organisation s’est à ce point amplifiée depuis 1998 qu’elle est devenu la règle absolument partout. Sur ce plan, un retour en arrière des médias ne serait sans doute pas inutile.

Nicole Gnesotto (NG) :
Nous avons aujourd’hui la conjonction de deux crises importantes. La première est une crise sociale en France, intérieure, et une crise environnementale globale à l’extérieur. Ces deux dynamiques inquiétantes suscitent des mouvements de radicalisation. Sur le plan social, cela se traduit parfois par des violences (comme quand les Gilets Jaunes (GJ) sont rejoints par les Black Blocks). Du côté environnemental, les radicalisations existent aussi, sous d’autres formes : les zadistes de Nantes autrefois ou Extinction Rébellion aujourd’hui.
Est-ce que ces radicalisations peuvent converger vers une violence plus radicale ? NG ne le pense pas. Les GJ sont pour une redistribution des richesses, un accès plus grand à la société de consommation, c’est-à-dire au système. Extinction Rébellion au contraire, est un mouvement visant à détruire le système.
Ce n’est pas la première fois en France que nous avons ce genre de violence sociale. Cela se produit à chaque fois quand les gens ont le sentiment que les partis politiques ou la démocratie représentative sont devenus impuissants à régler les crises qui les affectent personnellement. De façon récurrente, il y a à côté des groupes protestataires (Bonnets Rouges, GJ, etc.), d’autres groupes qui sont organisés sur la violence : les skinheads dans les années 80, les Hooligans dans les stades, ou les Black Blocks aujourd’hui.
La difficulté est de reconnaître ce qu’il y a de spécifique à la situation de 2019. Pour NG, il y a deux nouveautés. La première est l‘apparition d’une violence écologique. Les végans attaquent les boucheries et les bouchers, au nom d’une cause certes noble, mais c’est la première fois qu’on a ce genre de violence écologique. La deuxième est qu’on a aussi l’inverse : des mouvements écologistes qui se fondent sur la non-violence et la désobéissance civile, tels Extinction Rébellion.
Un mot sur ce mouvement. Il est international, né en Grande-Bretagne, il a des antennes indépendantes dans chaque pays (le mouvement britannique est par exemple financé par des milliardaires, ce n’est pas le cas du mouvement français). Le programme est extrémiste, puisqu’il vise à la suppression de l’impérialisme capitaliste : interdiction de construire de nouveaux bâtiments, de prendre l’avion, de faire des enfants ... Il y a une violence extrême dans cette volonté d’annihiler le système actuel, sans passer par l’épreuve démocratique.
La question de la représentativité peut tout de même se poser pour ces mouvements, on l’a vu aux dernières élections européennes : un mouvement animaliste a fait un score tout à fait remarquable dans toute l’Europe, ce qui prouve que la démocratie peut servir à contester son propre système.

Béatrice Giblin (BG) :
La violence politique est évidemment un phénomène très ancien. Celui-ci prend des formes nouvelles, par le biais des réseaux sociaux par exemple, mais aussi par une prise de conscience plus globale d’inégalités jugées insupportables. En ce qui concerne les GJ, il y a le sentiment d’un système à deux vitesses, dans lequel les uns souffrent tandis que les autres profitent. Le discours : « Macron est le président des riches » est l’un des ressorts de cette affaire des GJ. Ainsi que le sentiment d’impuissance du politique face aux crises à résoudre. Les réseaux sociaux manifestent et exacerbent cette irritation et cette impatience.
A propos des GJ, personne n’avait vu venir l’ampleur ni la longueur du mouvement. Ce n’est qu’après un samedi particulièrement violent de décembre que le président de la République a lâché des sommes importantes, ce qui a crédibilisé l’idée que pour être entendu, il fallait aller casser. Et casser des choses symboliques : les Champs-Elysées, l’Arc de triomphe, et le Fouquet’s, représentatifs d’un capitalisme mondial florissant, dont les fruits sont réservés à une petite minorité.
Ces violences ont toujours représenté l’expression politique la plus élémentaire, celle de ceux dont la voix est inaudible en temps normal. On trouve la violence illégitime quand on l’observe depuis l’autre côté de la barrière, mais pour ceux qui sont dans le combat, il n’en va pas de même, le regard est différent. Pour BG, les racines de ces violences apparemment nouvelles se situent dans la prise de conscience des inégalités profondes de notre société, qui se sont accentuées ces 20 dernières années.

Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
Deux petites anecdotes pour commencer. Tout d’abord, NG a tort de croire que c’est la première fois que la protestation végane se manifeste violemment. Il y a dans Drôle de drame, le film de Marcel Carné, un personnage de cycliste (interprété par Jean-Louis Barrault) qui tue les bouchers. Avec ce syllogisme extraordinaire : « j’aime les animaux. Les bouchers tuent les animaux. Je tue les bouchers. »
La seconde concerne l’Arc de Triomphe, qui est un cimetière national. Denis Kessler, qui dirige une société sise au 6 avenue Kléber, a exhumé un texte du code fiscal selon lequel les gens qui ont une résidence devant un cimetière sont exonérés de la taxe d’habitation (ou de la taxe foncière). Il avait donc écrit à l’administration, faisant valoir ce droit à propos de l’Arc de triomphe ... L’histoire ne dit pas s’il a eu gain de cause.
Plus sérieusement, il convient de détailler un peu l’étendue du désarroi de la classe politique, devant des formes d’action très déconcertantes, car elles mettent en cause ce qui est fondamental chez l’homme politique : le souci de rationaliser un problème pour le résoudre. Ici, nous avons un refus manifeste de tout ce qui constitue ordinairement la légitimité d’une décision politique. Cela commence avec un refus du diagnostic. Puis un refus de la hiérarchisation des priorités. On constate également un refus du temps : on veut des résultats instantanés. On refuse aussi tout compromis, l’intransigeance est devenue la norme.
C’était très manifeste lors du débat sur la ratification du CETA. Il est tout à fait compréhensible que des gens de tous les bords de l’échiquier politique se rendent compte que les enjeux d’aujourd’hui fassent paraître le CETA inadapté, et donc qu’ils changent leur vote. Mais ce qui était frappant était le caractère absolument intolérant de la revendication, que ce soit à gauche comme à droite. Les deux criaient que la ratification du traité était une honte. Il y a une volonté d’en découdre irrationnelle, alors qu’on aurait pu simplement revoir la copie.
L’élection présidentielle fut un autre moment de cette intransigeance hargneuse. On peut comparer l’élection de 2017 à celle de 2002, puisque dans les deux cas la configuration est assez similaire : un candidat de la république face à un(e) candidat(e) d’extrême-droite. Or, en 2002, Chirac, qui ne jouit pas d’une grande popularité, comme en témoigne son médiocre score du premier tour (20%), fédère absolument tout le monde au second tour, et il fait 82%, malgré toutes les « casseroles » qu’il traîne. En 2017 au contraire, on a un effondrement total : Mélenchon n’arbitre pas clairement, Bellamy dit « je n’accepte pas la tyrannie morale d’avoir à choisir entre Le Pen et Macron ». Il faut d’ailleurs reconnaître qu’il n’y avait pas de sa part de complaisance à l’égard de Le Pen, il s’agissait d’un égal refus, et pour un catholique comme lui, Macron et Le Pen ne sont que deux avatars de l’antéchrist, il est donc cohérent pour lui de les récuser tous les deux.
Tout cela conduit à la surenchère, à l’abus des symboles, au goût de la violence, à l’absence du principe de contradiction ... Peut-être s’interrogera-t-on sur les origines de cet état d’esprit de plus en plus prégnant ?

Comme tout le monde, Philippe Meyer a été frappé par les images des manifestations de pompiers faisant face à la police, et notamment le moment où ils s’agenouillent, mains sur la tête ...
Beaucoup de gens ont le sentiment que les questions posées avant que les esprits ne s’échauffent ne sont pas prises en considération, et qu’on ne fait rien tant qu’il n’y a pas le feu ...

Matthias Fekl :
Il y a un écart entre la manifestation irrationnelle (avec des dynamiques propres de violences) et un fondement rationnel.
Il est tout à fait évident que certains mouvements débordent, y compris des intentions de leurs initiateurs. Mais un certain nombre de faits expliquent la défiance qu’ont les gens envers le politique, le sentiment d’éloignement du pacte social et républicain. D’abord, il semble que les gouvernements de nombreux pays d’Europe depuis 20 ou 30 ans ont beaucoup trop théorisé leur propre impuissance, et ont considéré que leur raison d’être était au fond de se priver progressivement de nombreux outils d’intervention, comme si le rôle des politiques mondiales n’était que d’accompagner le triomphe mondial du néo-libéralisme. Du coup, l’impuissance publique que beaucoup fustigent est une réalité : il y a des déficiences réelles et observables. Si une personnalité aussi outrée, violente, mysogine et raciste que Trump réussit aujourd’hui à avoir une base solide, c’est parce que les gens se disent : « lui il est encore capable d’imposer notre point de vue et d’aller contre ce laisser-faire permanent ».
Ensuite, pour le cas de la France en tous cas, il y a un vrai recul des services publics dans des pans entiers de notre territoire. Quand vous observez ce qui se passe à l’hôpital, les revendications sont fondées. Ces gens assurent une des missions les plus nobles et indispensables de notre société, et ils sont parmi les moins payés. Il y a aujourd’hui toute une série de « bullshit jobs » qui sont valorisés socialement, pécunièrement ou en termes de reconnaissance, et face à cela, il y a des gens payés au lance-pierres qui font plusieurs heures de transport par jour pour assurer une fonction fondamentale. Alors cela se traduit parfois par une défiance excessive, pouvant confiner au complotisme, comme à Rouen par exemple où le discours officiel sera automatiquement considéré comme mensonger, d’où qu’il vienne.
Mais les fondements de cette défiance sont profonds, ils viennent de loin, et on ne peut pas les écarter d’un revers de main si l’on veut faire un diagnostic juste.

Nicole Gnesotto :
Il y a un lien entre la violence de rue et la violence institutionnelle, autrement dit la violence policière. Au début des GJ, la police était relativement tranquille, elle s’est laissée déborder dès le deuxième samedi, puis une dynamique s’est créée entre la violence des GJ et des Black Blocks d’un côté, et les excès policiers de l’autre.
Quand on voit les consignes qui ont été données face au mouvement Extinction Rébellion (qui est un mouvement qui se dit non-violent), à savoir ne rien faire, on est en droit de s’interroger sur le devenir de cette dynamique. Peut-être les mouvements non-violents vont-ils pacifier les excès policiers ?
Le deuxième point, déjà évoqué par BG, est l’accroissement des inégalités sociales et leur prise de conscience. Mais il n’y a pas que cela. Il y a aussi aujourd’hui une violence enracinée dans la fragilité de la planète, elle est pour le moment sourde et contenue, mais en contradiction complète avec la violence des GJ par exemple, qui est née de la protestation contre une augmentation de la taxe carbone, c’est à dire une mesure écologique. Le problème s’est alors posé de la façon suivante : le gouvernement allait-il améliorer les fins de mois ou empêcher la fin du monde ? Cette contradiction met les gouvernements d’aujourd’hui face à un choix entre deux violences. Soit il choisit le social, et les mouvements écologistes se durciront, soit il protègera la planète au détriment du social, et d’autres avatars des GJ surgiront.

Béatrice Giblin :
La violence est aussi la ressource des plus pauvres. Quand on n’a pas le verbe ou l’auditoire, c’est une expression très directe, qui prend des formes agressives. Dans nos société plus éduquées et policées, ces formes sont très mal acceptées.
Dans l’Histoire, on a connu ces violences à de nombreuses reprises : barricades, etc. Cela paraît intolérable aujourd’hui, où l’on n’a plus cette remise en perspective historique.
Il y a aussi la question du comportement de la police. Il y a des erreurs, par exemple les comportements étaient inadaptés au début des GJ, par exemple, et ils ont contribué à aggraver l’affrontement. Aujourd’hui tout le monde filme tout. Les images sur les réseaux sociaux exacerbent les colères. Le discours anti-police (c’est à dire anti-état) est préoccupant. La gratitude exprimée envers la police après les attentats de 2015 n’existe plus dorénavant. La formation des policiers qui font face aux manifestants est absolument cruciale pour éviter les dérives.

Jean-Louis Bourlanges :
Il est très difficile de ne pas schématiser ou caricaturer dans un débat d’une telle ampleur. Sur la question des inégalités, elles sont indéniables et très profondes, mais JLB ne pense pas qu’elles soient la cause déterminante des violences. D’abord parce qu’il n’est pas vrai qu’elles se sont aggravées ces dernières années, comme en attestent le taux de dépense publique et le nombre de fonctionnaires. En revanche elles sont de plus en plus mal ressenties, et c’est tout à fait compréhensible, MF a très bien décrit les galères de certains. Pourquoi passe-t-on d’une situation d’inégalité acceptée à une situation d’inégalité refusée ? C’est cela qu’il s’agit de comprendre.
La France est un pays pauvre, en tous cas au regard des désirs de ses habitants. Le Produit Intérieur français ne permet pas de donner davantage. Le président a distribué quelques milliards, sans qu’on sache où il va les trouver. C’est un jeu dans lequel les marges de manœuvre sont très limitées. Tant que nous ne développerons pas de la croissance, on aura du mal. Sans compter que la croissance elle-même pose les problèmes écologiques que l’on sait.
Le sentiment d’impuissance, d’inutilité de l’appareil d’état est aussi très grand. Les bavures policières, pour regrettables qu’elles soient, sont inévitables quand les situations sont aussi polarisées et violentes.
Pour JLB, il y a une dimension religieuse de l’affaire. L’effondrement des convictions religieuses (le catholicisme à droite, l’Histoire à gauche) est aussi en cause. Les revendications de gauche ont muté, passant de collectives à individuelles. Quant à la droite, elle est dans le culte de l’argent. Toute perspective spirituelle à moyen terme a déserté. Comme le disait Régis Debray : « avant l’espérance de vie, c’était 50 ans + l’éternité, à présent c’est 80 ans sans l’éternité ; faites le compte ».
Ce sentiment d’impuissance naît de la fin d’une ère. Nous sommes en train de vivre la fin de l’ordre civilisationnel politique dans lequel nous avons vécu pendant 10 000 ans, à savoir l’identification totale d’un pouvoir politique pertinent et d’un territoire déterminé. Les forces qui sont adaptées à cette révolution se voient tout de suite : les multinationales, l’empire du crime et un certain nombre de prédications religieuses. Ceci s’accompagne d’une incapacité de nos régimes à établir une solidarité politique sur d’autres bases que l’état-nation, un concept contesté de l’intérieur.
Il est fascinant de voir à quel point ce diagnostic n’est pas ressenti par les gens, qui réclament plus d’état, moins d’Europe, plus de pouvoir de proximité ... alors que ce dont nous avons besoin est d’un système fondé sur la subsidiarité (c’est-à-dire des niveaux de compétence différents selon les échelles). Cette différenciation est créatrice d’angoisses et d’inquiétudes, les gens veulent que le pouvoir soit quelque part.

Mathias Fekl partage l’avis de JLB : il y a une remise en cause du libéralisme politique, ainsi que de la démocratie représentative. MF a toujours pensé qu’il fallait un parlement fort, pour que les décisions d’importance soient débattues sous le regard du public, ce n’est pas la tendance du moment ... Le parlement de la Vème République est déjà faible, et aujourd’hui il peine à trouver sa place dans un débat de plus en plus polarisé, où le président de la République a repris la main en organisant les grands débats, le parlement n’est plus là que pour accompagner les résultats des grands débats. Il y a là un sujet fondamental.
L’exemple type de cet effondrement de la démocratie parlementaire est celui du Brexit. Il y a là pour l’Europe une perspective terrifiante, mais aussi une remise en cause de la plus ancienne démocratie parlementaire au monde qui, incapable de transposer les résultats d’un referendum, s’est effondrée sur elle-même.
Sur les violences policières, MF a toujours été réticent à s’exprimer à leur sujet, pour ne pas jouer l’inspecteur des travaux finis alors que les situations sont très violentes et complètement inédites. Il rappelle que la grande majorité des policiers sont des jeunes gens issus des classes populaires et des classes moyennes, qui subissent en ce moment des violences inouïes, le terrorisme, etc.
Il faut effectivement adapter notre doctrine du maintien de l’ordre, et ce travail doit être fait avec les forces, et non contre elles ; et tant que les forces de l’ordre ne seront que la dernière étape pour régler tous les problèmes qui n’ont pas été réglés plus tôt, on aura toujours des impasses incontournables.

Philippe Meyer rappelle que cette émission est enregistrée la veille du vote des parlementaires britanniques, mais également que le Royaume-Uni est à la fois la plus vieille démocratie du monde, mais également la plus élitiste, puisqu’il a fallu très longtemps avant que le suffrage n’y soit réellement universel.

Nicole Gnesotto :
Il y a un décalage entre la violence des différents mouvements et notre sidération face à cette violence. On observe la même chose sur la scène extérieure. Pierre Hassner avait théorisé ce phénomène de l’embourgeoisement de nos sociétés, c’est à dire l’impossibilité d’accepter qu’il y ait dans les guerres un nombre de morts supérieur à zéro. On le voit aujourd’hui quand meurt un soldat français : on a des obsèques nationales, alors même que sa profession implique un risque de mort. Le seuil d’acceptabilité de la violence extérieure est aujourd’hui très faible, il semble en aller de même pour la violence intérieure.
A propos de la fin de l’ordre néo-libéral, NG partage l’avis de JLB. Cela se voit à l’extérieur avec la fin du système occidental multilatéral, que Donald Trump est en train de détruire, et à l’intérieur avec la crise de la démocratie représentative, avec ce sentiment général que la politique est incapable de régler les problèmes dont elle est chargée. Nous sommes passés à une démocratie entièrement individualisée : chacun est aujourd’hui sa propre fin en soi. Ce qui compte, c’est le bonheur individuel et non le bien commun. Le populisme, qui supprime la représentativité entre le chef et le peuple, participe de cela.

Jean-Louis Bourlanges :
Il faut avoir une vision positive de l’ordre libéral. Après la guerre on a construit quelque chose qui combinait l’état-providence et le refus de la collectivisation des moyens de production, des démocraties fondées sur les partis, le respect des libertés et le parlement ; on a fondé une société internationale (qui n’était pas seulement américaine). Certains ont eu l’illusion avec la chute du bloc soviétique, qu’on avait « gagné » et voici qu’à présent nous voyons revenir en force un ensemble de choses que nous détestons.
Pour sa part, JLB n’a jamais bien compris les distinctions entre « néo », « ultra » et libéralisme tout court. Il lui semble que le libéralisme, dans sa réalité profonde, est une philosophie de gauche, de la liberté, qui ne célèbre pas l’écrasement de l’homme par l’homme ; c’est le capitalisme qui est ploutocratique et monopolistique. Le libéralisme lui, implique une régulation d’état, il est contre la concurrence faussée. Tout cela est profondément remis en cause.
La période qui a suivi la fin de la seconde guerre mondiale est la plus heureuse qu’ait vécue ce continent. Ce trésor commun, nous avons tendance à le rejeter. Le problème fondamental des macroniens est de croire que l’objectif de nos sociétés est la maximisation de l’individu. En réalité notre problème est la dissolution d’un corps politique. C’est le corps politique qui se fragmente et est en train de disparaître, le devoir des dirigeants publics est de reconstituer ces liens de solidarité.

Béatrice Giblin évoque un sujet que le temps de l’émission n’a pas permis de traiter : les violences identitaires. On peut voir aujourd’hui dans certains quartiers une violence qui s’exprime, de la part d’islamistes par exemple. Gérer cela est extrêmement difficile. Tout autant que l’est la satisfaction primaire et presque orgiaque qu’il y a à agir violemment.

Matthias Fekl :
A cela s’ajoute la résurgence de l’antisémitisme, dont on sait que dans l’Histoire, il est souvent le début de la fin ... Quand on regarde les chiffres en France ou même en Allemagne (alors que cela était impensable là-bas il y a quelques années), on ne peut que s’alarmer. Cela semble malheureusement confirmer les craintes exprimées dans cette conversation.

Les brèves

Girl

Béatrice Giblin

"Dans une fiction d’un réalisme absolument prenant, Edna O’Brien raconte l’histoire d’une des collégiennes kidnappées par Boko Haram. L’auteur a 80 ans, elle est allée faire une enquête sur place au Nigéria pour écrire ce roman, qui décrit le parcours d’une très jeune femme, qui sera violée et aura un bébé (ce qu’il fait qu’elle sera rejetée par toute sa famille quand elle s’en sera sortie). C’est un récit absolument remarquable, d’une très grande force."

Passeport diplomatique -Quarante ans au Quai d’Orsay-

Nicole Gnesotto

"Gérard Araud était l’auteur de ce tweet devenu célèbre : « Après le Brexit, l’élection de Trump. Un monde s’effondre. Vertige. ». Ce livre est intéressant parce qu’il y a trois lectures possibles. La première est une réflexion sur la fin de l’ordre néo-libéral (l’auteur est arrivé sous Reagan), une deuxième est un récit de 40 ans de vie diplomatique, aussi intéressant qu’on peut l’imaginer, et enfin c’est une plongée dans le métier concret d’ambassadeur, c’est à dire à la fois maître d’hôtel, porte-serviettes de ministres, avant de voyages de chefs d’état ... C’est aussi une espèce de Machiavel chargé de dénouer des situations très problématiques. Il prend l’exemple de la négociation avec l’Iran et la non-prolifération nucléaire. Cette plongée dans le concret est absolument passionnante."

Aristide Briand

Jean-Louis Bourlanges

"Briand est un libéral au sens plein du terme, c’est à dire venant de la gauche, qui n’a jamais opposé le libéralisme à la gauche, qui a conçu la loi de 1905 sur la laïcité. L’Europe, la paix, la civilisation ... tout cela finira tragiquement, puisque Briand meurt à peu près au moment où Hitler arrive au pouvoir, mais c’était une personnalité extrêmement attachante, politiquement très savoureuse. Il passait pour ne rien connaître et tout comprendre, et il disait de lui-même : « je suis d’une ignorance encyclopédique »."

Nos vies contre l’oubli

Philippe Meyer

"Ce sont des entretiens avec Laurent Greilsamer. Je m’arrête simplement sur la question du traitement en France des Juifs pendant la guerre. Les Klarsfeld, qui ne sont pas seulement activistes mais aussi historiens, établissent que contrairement à la légende, il y a eu très peu de dénonciations. Elles ont lieu jusqu’en 1942, et viennent de gens précis qui travaillent avec les gens qu’ils dénoncent, souvent pour obtenir, d’une manière commode bien qu’infecte, une meilleure position professionnelle. Pour les Klarsfeld, c’est essentiellement le recensement qui a permis les arrestations, c’est à dire la confiance que les Juifs de France et d’Europe centrale réfugiés en France ont placé dans le système français. Autre chose qui va à l’encontre des « vérités » fabriquées par les paresseux ou les réseaux sociaux : l’importance du rôle des Églises, catholiques et protestantes. Pour les Klarsfeld, ce sont les églises et la population qui ont permis de sauver 75% des Juifs, une population marquée par la charité chrétienne et les valeurs républicaines inculquées par le curé et l’instituteur."