Thématique : Le rebond de l’Espagne, avec Benoît Pellistrandi / n°102

Introduction

Benoît Pellistrandi, vous êtes historien de l’Espagne, professeur agrégé au lycée Condorcet et auteur du récent ouvrage Le Labyrinthe catalan paru aux éditions Desclée de Brouwer en 2019.
            Le 26 mai, un mois après la victoire de Pedro Sánchez aux législatives, le PSOE (parti socialiste ouvrier espagnol) a remporté les européennes avec 33 % des suffrages, infligeant une défaite à son principal rival, le parti conservateur PP (Parti populaire) qui n’obtient que 20,1 % des voix. Ces élections ont pris en Espagne un air de deuxième tour pour le leader socialiste. Il sort renforcé par le bon score de son parti, tant sur le plan européen que sur le plan national, puisque le pays tenait aussi en parallèle des élections municipales et régionales.
                Malgré ces bons résultats les socialistes pâtissent des divisions chez leurs alliés de Podemos. La mairie de Madrid est passée aux mains d'une alliance de droite entre Parti populaire, Ciudadanos et Vox, ainsi qu'à Barcelone, où les indépendantistes de gauche arrivent en tête et où Manuel Valls a été sèchement battu. Podemos, le parti de Pablo Iglesias, qui avait conquis en 2015 les plus grandes villes espagnoles avec les autres mouvements de gauche radicale, a perdu ces municipalités et essuyé une défaite humiliante dans les urnes.
             Le gouvernement entend profiter du bon score du PSOE pour réclamer un rôle de premier plan dans l'UE. Ombre notable à ce tableau, le bon score recueilli en Catalogne par les listes indépendantistes annonce l'exportation du conflit catalan vers les institutions européennes et devrait provoquer de nouveaux casse-têtes juridiques pour Madrid.
                   La querelle autour de l’indépendance de la Catalogne se poursuit un an et demi après le référendum et la déclaration manquée d’indépendance. Ce débat structure le débat politique en Espagne avec notamment l’émergence au niveau national d’un parti d’extrême droite, Vox, qui a fait de la lutte contre l’indépendantisme catalan l’axe majeur de son discours. La campagne des élections législatives anticipées a été parasitée par le procès de 12 dirigeants catalans ; un procès historique encore en cours. Après les élections du 28 avril, les partis indépendantistes catalans ont obtenu 22 sièges au Parlement à l’issue des élections législatives. Benoît Pellistrandi, peut-on dire que la question catalane divise profondément la société espagnole et fragilise l’unité du pays ?

Kontildondit ?

Benoît Pellistrandi (BP) :
Il faut se rendre compte à quel « stress » institutionnel le système politique espagnol a été soumis. Et avec lui, le système social et civique de tout le pays. Depuis que la crise catalane est devenue volonté d’indépendance, et que les responsables gouvernementaux de la Catalogne ont décidé de violer la Constitution et de s’arroger des pouvoirs pour organiser un référendum d’auto-détermination. Ils l’ont tenu dans des conditions discutables, ont prétendu l’avoir gagné, et proclamé l’indépendance le 10 octobre 2017 (cette proclamation a été suspendue aussitôt, et refaite 17 jours plus tard). Le gouvernement espagnol a réagi en activant l’article 155 de la Constitution, avec l’appui du Sénat, et a suspendu les autorités de la communauté autonome, une première dans l’histoire de la démocratie espagnole.
Le gouvernement de Mariano Rajoy a aussitôt convoqué des élections régionales en Catalogne. Le résultat de ces élections, le 21 décembre 2017, a été la confirmation d’une majorité indépendantiste en sièges (mais pas en voix). Le parlement catalan a ainsi acquis une place décisive dans le processus indépendantiste.
Cette crise majeure a obligé les partis politiques et les institutions à prendre position. On a eu le sentiment que l’unité du pays était en danger, le roi Philippe VI lui-même est intervenu à la télévision le 3 octobre 2017, chose tout à fait exceptionnelle puisque le monarque espagnol n’y passe habituellement que pour présenter ses vœux de bonne année. Son prédécesseur Juan Carlos n’était intervenu à la télévision qu’à quatre reprises : le 23 février 1981 lors de la tentative de coup d’état militaire, en 2004 juste après les attentats du 11 mars qui firent 192 morts à Madrid, en mars 2014 quand l’ancien président du gouvernement espagnol Adolfo Suárez (architecte de la transition démocratique) est mort, et le 2 juin 2014 pour annoncer son abdication.
C’est dire à quel point les interventions royales sont rares à la télévision espagnole. Lors de l’intervention de Philippe VI, celui-ci a dénoncé la « déloyauté institutionnelle » des autorités catalanes.
Ce rappel des évènements était nécessaire pour apprécier l’ampleur du séisme politique et émotionnel qui a frappé l’Espagne. Le consensus démocratique y a été brisé.
Aujourd’hui, on n’est toujours pas sorti de cette crise. Ceci pour plusieurs raisons. D’abord, parce que le blocage politique demeure : le gouvernement catalan est ouvertement indépendantiste et il jouit d’une majorité au parlement régional. Ensuite, un procès est intenté contre 12 responsables politiques qui étaient en fonction en octobre 2017. Ils sont poursuivis pour abus de pouvoir, rébellion, sédition et détournement de fonds publics. Ce procès s’achève et la sentence devrait être connue vers la fin août ou le début de septembre, et elle marquera sans doute un tournant dans cette crise. Enfin, le panorama politique a changé. En 2018 une motion de censure contre Mariano Rajoy a permis à Pedro Sánchez, contre toute attente, de devenir président du gouvernement. Les élections générales anticipées du 28 avril 2019 l’ont confirmé à son poste.
La question de l’indépendance de la Catalogne ne se pose plus avec la même urgence qu’il y a 2 ans. Elle est écartée à moyen terme, l’état de droit a montré sa force, et la sécession de la Catalogne est matériellement impossible à l’heure actuelle. En revanche, il faut reconstruire le tissu social en Catalogne, et ce ne sera pas une mince affaire.

Béatrice Giblin (BG) :
En France, les indépendantistes catalans jouissent d’une certaine sympathie dans l’opinion publique. Pour BG, celle-ci est irrationnelle. On a tendance à soutenir spontanément David contre Goliath, niant au passage les institutions démocratiques espagnoles. Libération a publié le 31 mai dernier une tribune de philosophes attaquant le gouvernement espagnol, l’accusant de ne pas respecter la volonté du peuple, et s’indignant de l’arrestation sur le territoire français de Josu Urrutikoetxea (dit Josu Ternera) ancien dirigeant de l’ETA. Comment expliquer cette sympathie ?

Philippe Meyer (PM) se demande si ce n’est pas tout simplement parce que la Catalogne et le Pays Basque espagnol sont les régions les mieux connues des Français.

Benoît Pellistrandi :
C’est en effet parce qu’on ignore généralement à peu près tout de l’Espagne qu’on a ces positions. Catalogne et pays basque sont apparemment connus, en réalité l’incompréhension est totale. La tribune publiée dans Libération est un scandale absolu. Oser écrire à propos de Josu Ternera des contre-vérités aussi scandaleuses discrédite absolument les signataires de la tribune. Cela va contre 40 ans de fonctionnement démocratique en Espagne, c’est comme si on remettait en cause l’état de droit français d’aujourd’hui à cause des actions du gouvernement de Vichy ou des actions commises pendant la guerre d’Algérie. Qui pourrait sérieusement prétendre que l’état français d’aujourd’hui est en tous points semblable à celui de 1940 ou 1960 ?
L’état espagnol présente des garanties remarquables en termes de démocratie. La meilleure preuve est le procès intenté contre les dirigeants gouvernementaux catalans. Celui-ci est contradictoire, télévisé, bref il est transparent.
Il y a eu une sympathie au départ pour le mouvement indépendantiste, due effectivement à la comparaison entre David et Goliath. La Catalogne a toujours voulu se présenter comme étant l’Espagne moderne, par rapport au reste du pays, à ses yeux conservateur, voire archaïque. Mais ces lieux communs n’existent plus.
Le drame de la société catalane d’aujourd’hui est qu’elle a été prise en otage par une dérive indépendantiste qui a bouleversé jusqu’à la grammaire politique. Ce qui est étonnant, c’est que les mots n’ont plus de sens : « majorité » en est un bon exemple. A Barcelone, les indépendantistes additionnés viennent d’obtenir 31% des voix. Les anti-indépendantistes, additionnés eux aussi, ont obtenu 38%. Et les indépendantistes disent qu’ils ont la majorité. La « liberté », c’est la liberté des indépendantistes de taire les avis défavorables au projet indépendantiste.
C’est pour cette raison que BP a pris position nettement et à plusieurs reprises dans les médias. L’indépendance de la Catalogne peut être un projet politique parfaitement légitime, à la condition qu’il soit adossé à une démarche qui respecte les fondements de la démocratie, et surtout qu’il n’oublie pas de mentionner les conséquences de l’indépendance. Quels seraient le modèle d’un état catalan et d’une société catalane ? Les éléments de réponse dont nous disposons aujourd’hui sont particulièrement préoccupants : la tournure qu’a prise l’indépendantisme catalan est un projet exclusif et largement suprémaciste, dans lequel les droits de la « minorité » (majoritaire dans les faits) ne seraient probablement pas respectés.

Richard Werly (RW) :
Peut-on toujours lire l’aspiration indépendantiste catalane à l’aune de la démocratie espagnole ? Il faut évidemment avoir en tête ce qu’est l’Espagne aujourd’hui, ce que sont sa démocratie et ses institutions. Ceci étant dit, il y a tout de même en Catalogne une vraie aspiration indépendantiste, et il est tout de même problématique de la juxtaposer continuellement aux institutions pour dire d’elle qu’elle n’est pas démocratique.
Quand on parle à des Catalans, ils sont légitimement tentés par l’indépendance. BP a dit que les indépendantistes voulaient faire taire les anti-indépendance, pour RW, on peut retourner l’argument : il y a une réelle aspiration indépendantiste, et il faut la prendre pour ce qu’elle est ; il faut s’efforcer de dépassionner le regard qu’on lui porte et d’en comprendre les causes.
Quand RW va en Catalogne, il constate un réel malaise de la population avec les institutions espagnoles. Qu’il s’agisse de la monarchie ou des institutions politiques et judiciaires. Ce malaise, qu’on le juge bien fondé ou non, est réel, et il est profond. Ces gens ont de nombreux exemples à donner de ce qu’ils estiment être des dérives du système espagnol.
Il y a une autre partie de l’Europe où une aspiration indépendantiste s’est faite entendre, et dans des conditions démocratiques, c’est l’Ecosse. En Ecosse aussi, il y a eu un référendum (aucunement comparable à celui qui s’est tenu en Catalogne, RW le reconnaît). Mais doit-on dire aux Écossais, parce qu’ils font partie du Royaume-Uni, pays tout à fait démocratique depuis très longtemps (plus que l’Espagne), qu’ils ne « doivent » pas pouvoir espérer l’indépendance ?
Il ne s’agit pas de nier ou d’amoindrir la liberté démocratique espagnole (effectivement visible dans l’exemplarité de ces procès), mais il y a aujourd’hui en Europe une vraie poussée des movements indépendantistes ou sécessionnistes qu’il faut prendre pour ce qu’ils sont, sans automatiquement les diaboliser.
En tant que journaliste, RW est frappé de la qualité du personnel politique nationaliste catalan. Pas tous, évidemment, mais bon nombre d’entre eux (dont certains sont détenus) sont brillants. Ils ont su catalyser une aspiration.
Il ne s’agit pas pour RW de défendre l’indépendantisme catalan, mais de reconnaître que les causes indépendantistes en Europe sont servies par des politiciens qui sont au-dessus de la moyenne. C’est peut-être pour cela que tant d’électeurs leur font confiance.

Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
Les gens comme Alain Badiou (l’un des signataires de la tribune publiée dans Libération) devraient y réfléchir à deux fois avant de critiquer la démocratie espagnole, car entre les premiers ministres espagnols successifs et Pol Pot, la comparaison est vite faite. Quant à la qualité intellectuelle des dirigeants catalans, elle ne justifie en rien leurs actes : on peut être brillant et pervers.
La tendance à l’indépendantisme en Catalogne est en revanche réelle et à considérer sérieusement. Ce qui pose problème, c’est que les discours et les actes des dirigeants catalans durcissent les clivages dans la société espagnole, ce qui est le contraire de ce qu’il faut faire quand on veut obtenir l’indépendance. Un referendum qui serait gagné de justesse contre une majorité serait un instantané, alors que l’appartenance à une nation est un processus continuel. On a donc ici vraiment tout faux.
Ce qui explique sans doute la sympathie dont jouissent les indépendantistes, c’est l’idée que la volonté d’indépendance doit primer sur la Constitution : on se dit spontanément que si les Catalans ont envie de sortir, on doit les laisser le faire. Kant disait que c’est par des moyens extérieurs au droit que le droit s’impose, c’est cela que les gens ont à l’esprit. Le gouvernement espagnol a tout à fait raison quand il dit que les méthodes utilisées ne sont ni légales, ni même légitimes, il est en revanche bien plus faible quand il déclare que de toutes façons, l’indépendance est hors de question.

Benoît Pellistrandi :
Il faut partir du fond pour répondre à ces réflexions. Le problème est presque l’héritage français de l’Espagne : la Constitution, et la proclamation de la souveraineté une et indivisible. Celle-ci est accordée au peuple espagnol, qui est défini par la Constitution. Mais existe-t-il un peuple catalan ? Pas juridiquement. Historiquement et culturellement en revanche, c’est autre chose. Et personne ne remet en cause cette existence-là, bien au contraire ; la transition démocratique a permis de reconnaître cette singularité, et a accordé à la Catalogne des compétences régionales très poussées, notamment en matière d’éducation.
C’est une erreur que de comparer les situations écossaises et catalanes. Le Royaume-Uni n’a pas de Constitution, ils ont un avantage en terme d’inventivité, même s’il arrive que ce pragmatisme les desserve parfois. La difficulté juridique se situe donc au niveau du peuple. Peut-on reconnaître plusieurs peuples espagnols ? Les Espagnols ont une expression : ils disent être « une nation de nations ». Cela peut-il être traduit juridiquement ? BP ne voit pas comment une telle chose serait possible. A l’heure actuelle, la Catalogne ne peut pas être une nation, juridiquement parlant.
Sur le personnel politique catalan, ensuite. Après leur échec, au lieu de faire une auto-critique, les indépendantistes ont dit qu’ils n’avaient pas été compris, et que l’Europe avait soutenu la répression espagnole. Raül Romeva, ministre régional des affaires étrangères, s’est exclusivement consacré entre 2015 et 2017 à vendre la propagande de l’indépendance. Il prétendait en 2017 que la Catalogne indépendante n’aurait pas besoin d’armée, car l’OTAN leur fournirait la protection nécessaire (alors même que Trump était déjà en fonction). La qualité du personnel politique catalan est donc à estimer un peu plus ... prudemment.
A propos de Jordi Pujol « le père de la nation » qui a très bien mené sa barque, on a découvert que son système était mafieux et corrompu (malgré les proclamations que la Catalogne était « le Danemark du Sud »). BP recommande aux auditeurs un film : « el Reino » (Rodrigo Sorogoyen, 2018) qui montre cette corruption espagnole. La décentralisation ouvre de nombreuses voies de financement, mais autant de fuites possibles.
Enfin, sur les dérives institutionnelles. On a évoqué les espagnoles, mais les catalanes sont atroces. Dans l’enseignement, il s’agit tout simplement de propagande et non plus d’histoire. On parle de « couronne catalane », qui n’a jamais existé (il a existé une couronne arago-catalane, mais c’est tout). Tout l’enseignement secondaire, dont l’organisation est une prérogative de la région, a donné lieu à la fabrication d’une Histoire fausse. C’est là-dessus que s’est bâtie la conscience nationale depuis 40 ans.
Certes, tous les romans nationaux ont besoin de petits arrangements avec les faits, tous les historiens le savent ; comme disent les Suisses : « se taire quand c’est nécessaire, exagérer quand c’est possible ». Mais ici on en arrive à des choses intellectuellement graves : on dit par exemple aujourd’hui que Christophe Colomb est un prince catalan ... Le Quixote ne serait pas un texte castillan mais rédigé en catalan. Les castillans auraient volé le manuscrit, l’auraient traduit avant de détruire l’original ...
S’il ne s’agissait que de quelques associations, ce serait malheureux. Mais ici c’est grave car c’est un phénomène institutionnalisé, et financé par des détournements d’argent public.
Il ne s’agit pas de tout accuser, et on a raison de dire qu’il existe une réelle aspiration à l’indépendance en Catalogne, et qu’elle exprime un malaise social. Mais tout cela doit être considéré à l’aune des évènements qui ont eu lieu en Espagne ces 12 dernières années, pas seulement en Catalogne. La crise explique cette désorganisation sociale, politique et institutionnelle depuis 2008.

A propos des élections législatives et européennes, Jean-Louis Bourlanges a deux questions.
La première porte sur le parti Ciudadanos. Il est libéral, centriste et modéré. On pouvait penser qu’il formerait une coalition avec les socialistes, mais cela n’a pas eu lieu. Il semble que ce soit parce que le parti souhaitait prendre la place du Partido Popular (PP), mais au vu des résultats des législatives, cela n’a pas totalement réussi. Quelles sont à droite les perspectives d’équilibre entre ces deux formations ?
La seconde question porte sur le rapport de Sánchez à Macron sur le plan européen. Quel est-il ?

Benoît Pellistrandi :
Les élections du 28 avril ont effectivement rebattu les cartes, elles ont vu la guérison miraculeuse du parti socialiste. Entre 2008 et 2016, celui-ci a perdu 4 millions de voix et était moribond. Le coup de génie de Sánchez a été la motion de censure contre Mariano Rajoy, qui lui a permis d’arriver au pouvoir. Il a commencé par attendre un peu, ce qui lui a permis de consolider sa position, et son groupe a pu devenir le premier au parlement, avec 28% des suffrages lors des élections d’avril dernier.
Ce qui a surpris, c’est l’ampleur de l’échec du PP. Celui-ci rassemblait 45% des voix en 2011, a fait 16,7% en avril. Il a perdu près de 6,5 millions de voix.
Quant au parti Ciudadanos, il a quasiment égalé le PP avec 15,9% (200 000 voix d’écart). Du coup son dirigeant Albert Rivera s’est dit qu’il pouvait faire une OPA sur la droite, totalement décrédibilisée. Il l‘a fait pour mobiliser l’électorat jusqu’au 26 mai, date à laquelle se sont aussi tenues les élections municipales et les élections dans plusieurs communautés autonomes, en plus des européennes. Rappelons l’importance de ces élections en Espagne : si vous êtes par exemple ministre de la culture d’une « grande » région, votre budget est plus important que celui du ministère national.
Donc, Albert Rivera s’est dit : l’électorat conservateur est sonné, si je montre que je résiste, les électeurs de la droite viendront. Pari perdu. Le 26 mai, l’électorat conservateur s’est remobilisé vers le PP, a en partie abandonné Vox (le parti populaire/populiste, à la droite du PP) mais ne s’est pas transféré sur Ciudadanos.
Ciudadanos, parti charnière, dont la vocation était de devenir l’équivalent du Parti Libéral allemand des années 70 et 80, a choisi de devenir le deuxième pilier dans un système bipartisan. Il est encore trop tôt pour dire si c’est une réussite, mais c’est incompréhensible.
BP était en Espagne le soir des élections. Le sentiment général était que la majorité serait le fruit d’une coalition entre socialistes et centristes (ce qui aurait en plus correspondu aux idées défendues par Ciudadanos). Mais Albert Rivera a durci son discours, déclarant qu’il « laisserait le Parti Socialiste gouverner avec ses alliés ». C’est à dire qu’il a tenté de faire croire que les socialistes étaient alliés à l’extrême-gauche, Podemos, et avec les séparatistes. Or c’est faux.
En Espagne, le système national unique est juxtaposé à 17 systèmes régionaux. Les choses sont donc compliquées. On s’en aperçoit aisément avec le grand enjeu du moment : la Navarre. Cette région autonome compte 600 000 habitants, et une coalition y est possible entre socialistes et nationalistes basques. Or Madrid a ordonné aux socialistes régionaux de ne pas s’allier aux nationalistes, et de permettre à la droite de gouverner la région, afin d’empêcher à terme la réunification de la Navarre au Pays Basque, car une annexe de la Constitution espagnole autorise la région autonome de Navarre à tenir un référendum de fusion avec le Pays Basque.
Pour ajouter à la complexité de la situation, il faut aussi dire un mot des Canaries. Il s’y joue aujourd’hui une compétition entre la coalition canarienne (parti politique nationaliste de centre droit des îles Canaries) et les socialistes.
Albert Rivera a donc amorcé une politique du pire, alors qu’une majorité absolue était possible en additionnant les 123 députés socialistes aux 57 centristes (il faut 176 voix pour avoir la majorité absolue au Parlement espagnol).

En écoutant le tableau politique de l’Espagne que dresse BP, Richard Werly se dit que le pays va mal (ce qui explique sans doute en partie l’ampleur du malaise ressenti dans certaines régions).
A propos de l’état économique et social du pays, ce qui est frappant vu de l’extérieur, c’est que les difficultés structurelles de l’Espagne semblent avoir disparu dans le débat politique. Deux problèmes de fond sont pourtant à traiter.
D’abord, le fonctionnement double de l’état central et des régions ne fonctionne pas bien. Les régions ont souvent trop dépensé, sans véritable retour économique. Ce système peut-il perdurer ?
Le deuxième problème concerne la capacité de l’Espagne à réinventer son modèle économique. On sait que le pays bénéficie d’un gigantesque marché hispanophone dans le monde, donc d’exportations potentielles. Elle a de grandes firmes, notamment dans le textile. Mais à part cela, qu’est-ce que l’Espagne a aujourd’hui à offrir sur le plan économique ? Où en est l’innovation ? RW a le sentiment que c’est un pays dont l’économie est à l’arrêt.

Benoît Pellistrandi :
Pas du tout. Il a subi une crise économique majeure, qu’on a appelé la grande dépression, perdu 10% de PIB entre 2008 et 2013, et la population a commencé à émigrer. La crise a touché la France aussi, mais l’impact a été incomparablement plus dur en Espagne. A un moment, il y a eu un million de foyers espagnols dans lesquels aucun adulte ne travaillait.
Les chiffres du chômage de mai viennent d’être publiés au moment où cette émission est enregistrée, et le nombre de cotisants à la sécurité sociale vient enfin de rattraper le niveau de février 2007. On a donc perdu plus d’une décennie. Mais depuis 2013, l’Espagne a fait un travail énorme. On est passé de 5,5 millions de chômeurs à 3 millions, et les taux de croissance du pays font pâlir tout le monde d’envie. La Commission européenne a d’ailleurs sorti l’Espagne de la procédure de déficit excessif.
La société espagnole a résisté aux terribles tensions auxquelles elle a été soumise. Il y a eu des effets culturels, politiques et sociaux, il est vrai que les grands syndicats ont perdu beaucoup de crédibilité. L’Espagne, grâce à une dévaluation interne, est redevenue compétitive, elle bénéficie donc d’investissements étrangers. En termes politiques, les devoirs ont été faits (c’est le modèle Merkel qui a été suivi).
L’alternance politique sera intéressante, puisque Pedro Sánchez veut s’inspirer de ce qui a été fait au Portugal, c’est un nouveau cycle qui s’ouvre. Aura-t-il la chance d’encore bénéficier d’une vigoureuse croissance mondiale ? L’avenir le dira, mais l’idée qui émerge est qu’il faut désormais partager les bénéfices de la croissance retrouvée.
Il est cependant vrai qu’il y a des problèmes de fond, auxquels pourraient s’ajouter quelques scandales bancaires. Si on regarde sur une longue durée, l’avenir démographique du pays est inquiétant, et la question des retraites se pose. On est à 1,3 enfants par femme, le renouvellement des générations n’est donc pas assuré. Le vieillissement de la population est accéléré, il s’accompagne d’une immigration (sud-américaine, maghrébine et européenne), ce qui alimente le parti d’extrême-droite Vox. Celui-ci ne capitalise pas sur la question catalane mais plus traditionnellement sur les questions d’immigration (c’est en Andalousie qu’il fait ses meilleurs scores, là où la population immigrée est essentiellement maghrébine).
Les flux migratoires venus d’Amérique latine reprennent. On le comprend : il est plus facile de s’intégrer quand on parle la langue, il existe néanmoins un indéniable racisme des Espagnols envers les Sud-Américains.
L’autre question majeure est l’environnement. Le développement touristique majeur de l’Andalousie a été catastrophique de ce point de vue : par exemple un terrain de golf y a la même consommation d’eau qu’une ville de 15 000 habitants, et on en a fait 40 en Andalousie.
La crise a remis les compteurs à zéro. Il faut réinventer un modèle de développement, mais les fondements de l’état-providence ont résisté. La société espagnole traite bien ses anciens, son système de santé est performant et les infrastructures sont remarquables.
A propos des infrastructures, ce n’est pas une mince affaire que de doter tout le pays. La décentralisation pourrait privilégier les régions riches, or il y a 500 000 kilomètres carrés de territoire à équiper, et le problème de « l’Espagne vide » se pose : dans certaines régions, la densité de population est inférieure à celle de la Sibérie ...

Béatrice Giblin :
A propos des jeunes Espagnols qui ont émigré au plus fort de la crise. Ils avaient été formés en Espagne, leur départ a donc représenté une perte sèche pour le pays. Assiste-t-on aujourd’hui à un retour important de cette population ?
N’est-ce pas la famille qui a résisté, au plus fort de la crise, plutôt que l’état-providence ?

Benoît Pellistrandi :
Les jeunes qui avaient émigré étaient les plus diplômés (Bac +5), ils trouvaient des emplois mieux rémunérés en Allemagne ou au Royaume-Uni. On assiste effectivement à leur retour, car les salaires sont repartis à la hausse en Espagne. Mais l’économie est très sensible aux cycles, et le phénomène se reproduira certainement à la prochaine récession.
La famille a évidemment joué un rôle majeur au moment de la crise. Les retraités ont par exemple accueilli beaucoup de gens ayant perdu leur logement. La société espagnole est moins traditionnelle dans ses comportements, et la hausse des divorces et des séparations s’est accompagnée d’une hausse de la précarisation. Mais l’état-providence était cependant là, et c’est la conjugaison de celui-ci et de la famille qui a formé ce filet de sécurité pour la société espagnole.
Ce qui sera intéressant à plus long terme, c’est la façon dont le changement des structures familiales affectera la comportement de la société espagnole. Les taux de naissance hors mariage ont longtemps oscillé entre 2 et 5%, ils sont désormais autour de 30%. En quoi la face de la société espagnole en sera-t-elle changée ?

Philippe Meyer :
On a assisté récemment à des mouvements autour de la mémoire du franquisme, la sépulture de Franco dans la vallée de los Caídos. (Le gouvernement de Pedro Sánchez a lancé le processus d’exhumation de la dépouille de Franco pour la retirer du monument). Peut-on en dire un mot ?

Benoît Pellistrandi :
La mémoire est problématique car elle est politisée. D’un point de vue historique, aucune difficulté ne se pose, on sait parfaitement ce qui s’est passé. Mais ici, il s’agit de fins politiciennes. Barbara Loyer rappelle que les socialistes ont été au pouvoir en Andalousie ces 40 dernières années, et qu’ils auraient eu tout le loisir d’exhumer plus tôt. Cette proposition de Pedro Sánchez était donc purement instrumentale. On a réveillé ce clivage alors que son dépassement faisait partie de l’héritage de la transition démocratique.
En janvier 1976 (deux mois après l’enterrement de Franco), le Parti Communiste Espagnol publiait le message suivant : « la pierre tombale qui s’est refermée à la vallée de los Caídos permet d’ouvrir l’avenir de l’Espagne ». Il est dommage qu’on ne comprenne plus en 2019 ce qui avait été compris en 1976.

Jean-Louis Bourlanges :
Pour résoudre les problèmes du passé, ne faudra-t-il pas donner des paroles à l’hymne national ?

Benoît Pellistrandi :
Vaste question ! Il y a eu des tentatives, on a donné des paroles à cet hymne en 1901, d’autres en 1941 (qu’on s’est depuis efforcé d’oublier). Beaucoup regrettent qu’il n’en ait toujours pas. Mais les essais qui ont été faits sont si grotesques (mièvrerie, ou patriotisme ridicule) qu’on ne semble pas près de les avoir trouvées. Pour BP, la mélodie suffit. Alors certes, ce nest pas très pratique pendant les matchs de football. Mais après tout, les paroles de la Marseillaise non plus ne sont pas d’une nature à faire consensus ...
Les Espagnols ont une forme d’auto-dénigrement, liée aux échecs de l’histoire contemporaine. C’est une puissance qui a dominé le monde, et a ensuite connu un déclin. C’est un chemin difficile culturellement.

Béatrice Giblin :
A propos du parti Vox. Celui-ci a progressé très vite, notamment par la question de l’immigration soudaine et massive. Mais cette évolution rapide de la société espagnole évoquée précédemment n’a-t-elle pas aussi participé à l’ascension brutale de ce parti ?

Benoît Pellistrandi :
Cela ne fait aucun doute. Vox est un phénomène syncrétique. Il agglomère la question de la lutte contre les séparatismes, l’immigration, et les changements sociétaux. Plusieurs femmes ultra-catholiques, militantes de Vox, sont opposées à l’avortement, à la PMA et au mariage homosexuel. On n’en est pas à une « guerre civile sociétale », car Vox ne pèse pour le moment que 10% dans le paysage politique (alors que les sondages le plaçaient autour de 14-15%). La société espagnole est profondément progressiste, il ne faut pas se tromper de temporalité.

Les brèves