La loi anticasseurs ; Le voyage du pape aux Emirats arabes unis (#75)

La loi anticasseurs

Introduction

Mardi 5 février dernier, la proposition de loi dite « anticasseurs », a été adoptée en première lecture à l’Assemblée Nationale par 387 voix contre 92 et 74 abstentions. Destinée à prévenir les violences lors des manifestations, ce texte, porté par le ministre de l’intérieur Christophe Castaner, est jugé « liberticide » par la gauche. Parmi les 8 articles que contient la loi, l’article 2 qui confère aux préfets le pouvoir d'interdire la participation à une manifestation a provoqué une levée de boucliers notamment chez les juristes. Ce texte est critiqué par les partis d’opposition et par certains membres de la République en marche, dont cinquante députés se sont abstenus mardi dernier sans toutefois qu’aucun n’ait voté contre. Le lendemain, le député en marche, Matthieu Orphelin annonçait qu’il quittait le groupe LREM (Les Républicains en Marche) jugeant que « l’exécutif n’est pas au bon rythme pour être à la hauteur des enjeux climatiques, écologiques et sociaux ». Cette nouvelle prise de distance avec le gouvernement à l’occasion du vote de ce texte de loi rappelle les divisions survenues au sein du groupe LREM à propos du projet de loi Asile immigration. Cependant, lors du vote de ce dernier en première lecture, seuls 14 députés LREM s’étaient abstenus. Les débats à l'Assemblée nationale ont cette fois été plus expéditifs à la faveur de la crise provoquée par le mouvement des gilets jaunes. La version du texte adoptée mardi n’est toutefois pas définitive. La proposition de loi devra retourner au Senat début mars et la version finale ne sera donc pas connue avant plusieurs mois. Les accusations qui accompagnent la loi « anticasseurs » rejoignent celles qui avaient fait écho à la loi « contre la manipulation de l’information » en période électorale votée en octobre dernier. Les critiques principales contre ce texte portent sur son inutilité (la loi de 1881 réprime la diffusion de fausses nouvelles), son absence de précision dans la définition du délit et le pouvoir donné au Conseil supérieur de l’audiovisuel « d’ordonner la suspension de la diffusion d’un service contrôlé par un État étranger, ou sous l’influence de cet État, s’il diffuse de façon délibérée de fausses informations de nature à altérer la sincérité du scrutin ». S’y ajoute une forte suspicion sur la nature et les fonctions d’un « conseil de déontologie de la presse » dont la création fait l’objet d’une mission actuellement en cours.

Kontildondit ?

Lucile Schmid (LS) , comme bon nombre d’entre nous, vit ce paradoxe : nous sommes à la fois contre les casseurs et contre cette loi anti-casseurs. De nombreuses personnalités de haute valeur morale, comme François Sureau ou Jean-Pierre Mignard, la qualifient de loi de circonstance. Les critiques sont juridiques, il s’agit de l’équilibre entre sécurité et liberté. Comme l’a rappelé Philippe Meyer (PM), l’article 2 de cette loi confère au Préfet un pouvoir judiciaire, l’équilibre entre les pouvoirs semble rompu et la question de l’indépendance de la justice se pose. La crise des Gilets Jaunes (GJ) a produit, samedi après samedi, des manifestations dans lesquelles il y a eu de la violence, dont le niveau inquiète l’opinion publique. Fallait-il prendre une loi de circonstance dans ce contexte de tensions croissantes ? Comme l’ont rappelé ces deux éminents juristes, nous disposons déjà des outils juridiques pour maintenir l’ordre.
Un ami de LS a vécu les évènements de la place Taksim en Turquie en 2013 (qui avaient fait 6 morts et 47 blessés graves), pendant lesquels les autorités locales (la branche exécutive) disposaient de pouvoirs judiciaires. Cet ami avait alors pensé « ceci n’arrivera jamais en France ». Et bien nous y sommes.
Comment en arrive-t-on à une dynamique dans laquelle un changement si profond dans la répartition des pouvoirs paraît normale ? Les interventions de François Sureau, Jean-Pierre Mignard ou Daniel Cohn-Bendit (ce dernier, désormais proche d’Emmanuel Macron, a qualifié ce projet de loi de « dramatiquement stupide ») ; Charles de Courson a quant à lui dressé un parallèle avec la situation des années 40, rappelant qu’une loi peut être exploitée par des pouvoirs non respectueux de la démocratie. Toutes ces interrogations doivent être entendues. Le fait que 50 députés de LREM se soient abstenus est un élément essentiel. PM rappelait que c’est le moment qu’a choisi Matthieu Orphelin pour quitter le parti de la majorité, même s’il est connu pour sa proximité avec Nicolas Hulot et ses convictions écologistes.
Cette loi a été adoptée en première lecture. Elle ira ensuite au Sénat avant de revenir à l’Assemblée Nationale. Comment la modifier ? Faut-il l’abandonner ? Que fera le Conseil Constitutionnel ?
Quand la première loi anti-casseurs a été adoptée en 1970, François Mitterrand  la dénonçait comme « une loi de police » et reprochait au gouvernement d’alors de prendre les députés en otages, leur faisant porter la responsabilité de cette loi à sa place. N’y a-t-il pas aujourd’hui aussi une tentation de rendre les députés responsables de quelque chose qui devrait relever du gouvernement ?

Marc-Olivier Padis (MOP) est, comme LS, partagé sur la question de ce projet de loi. Comment en arrive-t-on à faire ce type de proposition ? Certes, on dispose déjà de tout ce qu’il faut dans l’arsenal pénal. Sauf que jusqu’à présent, le juge n’intervient qu’après les faits : il juge une infraction ayant déjà eu lieu. De ce fait, une personne peut se voir condamnée si elle a profité d’une manifestation pour dégrader des biens, et cette condamnation peut être assortie d’une interdiction de manifester. C’est néanmoins assez rare, puisqu’on ne compte que 32 condamnations assorties de cette sorte depuis 1995.
Le point de vue des juristes est donc le suivant : la liberté de manifester est un droit fondamental, que seul un juge, dans le cadre d’une procédure judiciaire, peut limiter. Dans ce cas, pourquoi le gouvernement prend-il le risque d’une censure du Conseil Constitutionnel (qui paraît absolument certaine dans cette logique) ? Les pouvoirs publics ne doivent pas simplement garantir le droit de manifester, ils doivent aussi maintenir l’ordre public. Il revient donc au Préfet de prendre des mesures préalables dans ce but, pour anticiper des désordres éventuels. C’est là que se situe le risque de déséquilibre : est-ce excessif que le Préfet décide qui a le droit de manifester ?
Pour MOP, c’est effectivement disproportionné, puisque la prérogative d’interdiction de manifestation existe déjà, pour le juge. Le fait que ce soit désormais le Préfet pose aussi problème : on voit que cette loi découle de l’état d’urgence, instauré après les attentats. L’état d’urgence est issu de lois datant de la guerre d’Algérie. Cette disposition de l’état d’urgence a par la suite été intégrée dans la loi sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. On voit ainsi comment des dispositifs exceptionnels finissent par intégrer le droit courant.
Toute cette affaire renvoie à la question du maintien de l’ordre pendant les manifestations. Celui-ci est indéniablement problématique. La situation est très inhabituelle et très usante, mais on a tout de même l’impression qu’une compétence spécifique des forces de l’ordre -rendre possible les manifestations- s’est perdue au fil des années. Certes, les manifestations sont d’un genre nouveau, anomique, sans tête pensante ni porte-parole. Mais tous les pays Européens ont été confrontés à ces phénomènes de black blocs et tous ont travaillé à la « désescalade » des tensions (des manifestants qui ne se connaissent pas se trouvent instantanément soudés quand l’adversité est frontale et massive ; la désescalade consiste à contourner cette réaction frontale afin d’apaiser les tensions). La France n’a pas fait ce travail. Le Ministère de l’Intérieur va donc devoir mener une réflexion de fond sur sa doctrine de maintien de l’ordre.

Béatrice Giblin (BG) :
Il est certain que les techniques de désescalade sont très utiles, c’est depuis les émeutes de 2005 qu’on a changé d’approche et qu’on va au contact, ce qui a mené à une exacerbation des tensions. BG ne pense cependant pas que tous les pays d’Europe aient été confrontés à une situation similaire. On en est au 13ème samedi de manifestations, avec des revendications « jusqu’au boutistes », sans qu’on sache en quoi consiste « le bout ». Est-ce la démission de Macron (qui n’arrivera pas) ? La désescalade ne suffirait pas, on a ici affaire à une colère qui s’accompagne parfois de haine.
Cependant, pour BG, cette loi anticasseurs ne résoudra rien. Comme l’a dit LS, c’est une loi de circonstance, voire de panique. On aménage et on bidouille un fond de tiroir de 1970, pour satisfaire une opinion publique exténuée de ces comportements violents. À Paris par exemple, ces manifestations ont lieu dans des quartiers peu familiers de ce genre d’évènements, des quartiers riches ; et les dégradations dénotent justement un ressentiment par rapport aux riches : ce sont les symboles de l’opulence qui sont visés (belles voitures, etc.). Aucune tactique de désescalade ne pourra venir à bout de ce genre particulier de tension.

François Bujon de l’Estang (FBE) partage l’avis de BG quant à la nature et au degré de la haine qui s’exprime dans les actes des casseurs ; et aussi sur ce nouveau « statu quo » des samedis, exténuant pour beaucoup (commerçants, chauffeurs de taxis ou de bus).
Sur la loi anticasseurs, FBE est partagé. Tout d’abord, il ressent un effet de « déjà vu » quand il entend les débats à propos de cette loi. Quand des sommets de probité se drapent dans le drapeau tricolore pour dénoncer le caractère liberticide de cette loi, FBE se rappelle ses cours de droit public à Sciences Po, pendant la guerre d’Algérie. Le gouvernement d’alors prenait un certains nombre de mesures pour maintenir l’ordre et contenir l’OAS. Les dispositions légales qui sont débattues sont assez largement semblables, et les arguments sont les mêmes, tous déjà entendus, et revenant régulièrement’ que ce soit dans la première loi anticasseurs de 1970, dans les lois contre le terrorisme, sur l’état d’urgence ou la déchéance de nationalité. La dialectique entre liberté et sécurité est éternelle. FBE s’étonne que ceux qui s’inquiètent de cette loi se demandent ce qu’en ferait un gouvernement d’extrême droite : les SA qui incendient le Reichstag font peu de cas des lois votées précédemment par la République de Weimar ...
Cette loi doit repasser devant le Sénat, le Conseil Constitutionnel devra s’exprimer, elle n’est donc pas promulguée, et d’ici qu’elle le soit, elle aura peut-être considérablement changé. Ensuite, il y a dans cette loi des dispositions intéressantes et nouvelles, comme le principe « casseur-payeur » par exemple. L’interdiction d’avoir le visage masqué prolonge d’autres lois nées de considérations crypto-religieuses. Il est donc difficile de juger en bloc cette loi, qui est encore à l’état de projet. Il y a deux types de critiques. La première, déjà évoquée, est que cette loi est liberticide. La seconde, c’est qu’elle est inutile. Ça c’est autre chose, c’est plus raisonnable. On peut en effet considérer qu’il suffirait d’appliquer plus rigoureusement (et peut-être plus sévèrement) notre code pénal.
Comme l’ont dit les prédécesseurs de FBE, c’est une loi de circonstance. Comme l’avaient été toutes les lois sécuritaires auparavant. Ce projet de loi donne l’impression que le gouvernement agit sous la pression du moment, affolé, sans le recul nécessaire pour légiférer. Or on ne légifère bien qu’à froid.

Béatrice Giblin :
Bien qu’on ait déjà vécu 13 samedis de manifestations et de violences, il semblerait que 66% des Français soutiennent et comprennent toujours le mouvement des GJ. Les victimes de ces violences, notamment Jérôme Rodrigues (qui a failli perdre un œil), se mettent en situation de danger direct. On peut s’écarter d’une grenade qui vous arrive dessus, au lieu de la ramasser et d’y perdre ses doigts, comme le malheureux blessé de samedi. Il y a des comportements qui cherchent l’affrontement, sans doute pour bénéficier politiquement de la violence policière.

Lucile Schmid :
Trois remarques. D’abord, l’un des principaux syndicats de policiers, l’Unsa-Police, est contre cette loi. Et ceci pour des raisons concrètes. Lutter contre les visages masqués par exemple, leur paraît tout simplement impraticable l’hiver, où tout le monde a la tête couverte. C’est intéressant que des policiers disent cela. : l’UNSA est le principal syndicat de CRS, les premiers confrontés au problème. Le représentant de ce syndicat estime que le gouvernement pourrait mieux utiliser les procédures déjà permises par le droit. Au début du mouvement des GJ, on a tout autorisé, et à présent on en est à ce projet de loi. On est passé d’un extrême à l’autre.
Sur la question de la liberté ensuite : l’écart se creuse entre la garantie des libertés et le maintien de la sécurité. Il y a un problème d’exemplarité assez flagrant. Comment la société perçoit-elle des signaux tels que la perquisition chez Médiapart commanditée par Matignon, tandis qu’Alexandre Benalla n’est pas inquiété ? Comment ne pas se dire qu’il y a deux poids, deux mesures ?
Enfin, sur l’article 2 de ce projet de loi, la question de l’intentionalité se pose. Et pas simplement par les belles âmes, mais par tous les juristes. Un Préfet peut interdire à quelqu’un de manifester sur la base de notes blanches rédigées par les services de renseignements qui ne sont ni datées ni signées, et le plus souvent basées sur des ragots. Cette personne interdite de manifestation traîne ensuite un fichier, et les fichiers en France sont mal nettoyés et mal tenus. Même s’ils ne sont pas intentionnels de la part de la préfecture, des problèmes de déni de droits, d’homonymie, etc. vont se poser. Peut-on infliger cela sur la base de ragots ? Cette loi n’est encore qu’à l’état de projet, LS espère qu’elle sera retravaillée précisément et en détail.

Philippe Meyer a rappelé dans sa présentation la loi contre les fausses informations, car son utilité a elle aussi été mise en doute (puisque la loi de 1881 permet déjà de lutter contre problème), et elle a également été critiquée sur son caractère liberticide. Mais si PM a tenu à faire ce rappel, c’est aussi parce qu’il est étonné et déçu que ce gouvernement, qui se voulait novateur, utilise les mêmes vieilles recettes : on pense résoudre un problème par une loi, et on va même jusqu’à croire que cette loi aura une efficacité quelconque. Quand on connaît l’état de notre appareil législatif, on peut se remémorer cette phrase de Malraux : « c’est dommage qu’un seul homme ne puisse hausser que deux épaules ».

Le voyage du pape aux Emirats arabes unis

Introduction

Du 3 au 5 février derniers, le Pape François, s’est rendu aux Émirats arabes unis, réalisant alors le premier séjour d’un souverain pontife dans la Péninsule arabique. Ce 27ème déplacement du pape à l’étranger fait suite à l’invitation du cheikh Ahmed al-Tayeb, recteur et grand imam de l’université́ al- Azhar du Caire. Était, en effet, prévu au programme de ce voyage une conférence mondiale sur la fraternité humaine organisée par le conseil des sages musulmans et présidé par l’imam Ahmed al-Tayeb. Le pape a dédié la seconde journée de son déplacement à la communauté catholique locale en célébrant notamment une messe face à environ 135.000 fidèles rassemblés dans le stade Zayed. Aux Émirats arabes unis, environ 10% de la population est catholique, soit quelques centaines de milliers d’étrangers, majoritairement asiatiques. Plus ouvert que ses pays voisins du Golfe tel que l’Arabie Saoudite, ce pays de tradition musulmane malikite dispose d’un « ministère de la Tolérance» et admet l’existence de 76 Églises – dont 9 catholiques – mais avec interdiction de signes extérieurs et de prosélytisme chrétien. Le malikisme, l’une des quatre écoles du droit musulman sunnite regroupe un cinquième des musulmans ; en France, elle est la première des écoles pour le nombre de pratiquants. Contrairement au trois autres, elle est structurée et hiérarchisée avec, à sa tête un primat. S’inscrivant dans le cadre de l’Année de la tolérance décrétée en 2019 par les Émirats arabes unis, ce voyage pontifical qui avait pour thème « fais de moi un instrument de ta paix » - paroles d’une prière attribuée à saint François d’Assise - n’était pourtant pas sans poser débat. Les Émirats arabes unis sont, en effet, encore aujourd’hui impliqués dans les atrocités commises au Yémen. Pour le Vatican, ce voyage s’est néanmoins inscrit dans une politique de dialogue avec les pays qui promeuvent un islam réformiste. Dès le début de son pontificat en 2013, le pape s’était rendu dans des pays à forte concentration musulmane tels que la Jordanie, l’Albanie et la Turquie. Il avait alors fait du dialogue interreligieux une de ses priorités. Cette main tendue vers l’islam se prolongera les 30 et 31 mars 2019 prochains lorsque le pape François se rendra au Maroc.

Kontildondit ?

Béatrice Giblin :
La présence du Pape dans le golfe persique est une grande première historique. Aller dans le Golfe Persique, c’est bien plus que simplement se rendre dans un pays musulman, puisqu’il est normalement interdit aux non-musulmans de fouler le sol de la péninsule arabique. Le terme « arabique » est préféré à « persique », qui évoque l’Iran, avec qui les relations ne sont pas les meilleures ... (il est arrivé à un étudiant de BG de se faire arrêter car il possédait une carte de géographie ne mentionnant que le terme « persique »).
Cette visite est intéressante à plusieurs niveaux. D’abord il s’y rend à l’invitation du grand recteur de la Mosquée al-Azhar, qui, il faut le préciser, n’est en rien « l’équivalent » d’un Pape, il n’a aucune position hiérarchique sur l’ensemble des musulmans. On le présente en « leader » des musulmans malikites, mais c’est de la communication, ce n’est pas une position officielle.
L’année de la Tolérance aux Émirats Arabes Unis (EAU) peut faire sourire, puisque la tolérance sur le plan politique est de zéro. Les citoyens des EAU ne travaillent pas, la force de travail est immigrée, asiatique et chrétienne ; elle n’a guère de reconnaissance ou de statut. Néanmoins, Dubaï et Abou Dabi jouent la carte de l’ouverture (ce terme paraît à BG préférable à « tolérance »). Il ne faut pas oublier que ces pays sont très récents, ils sont issus de tribus bédouines (ce qui est la source du mépris de l’Iran à leur égard) dont l’instauration en états date de 1971. L’argent du pétrole leur sert à créer des états « vitrines ». Dubaï est ainsi devenu un important nœud d’échanges aériens, ce qui était assez improbable. L’accueil du Pape participe à cette stratégie. Cette posture d’ouverture est cruciale pour leur économie, entièrement basée sur les échanges. Ce qui explique les antennes du Louvre, ou de La Sorbonne. Il s’agit aussi de se démarquer du Qatar, qui avait soutenu les Frères musulmans. La lutte contre l’islamisme radical n’est pas qu’une affaire de convictions, elle est d’une importance capitale, car la perspective d’un attentat sur le sol des EAU serait catastrophique pour leur économie.

Marc-Olivier Padis rappelle comment ce voyage s’inscrit dans les lignes directrices du pontificat. Tout d’abord, François a été élu pour mettre de l’ordre dans la Curie, délaissée sous les pontificats précédents. Il doit s’attaquer à deux sujets douloureux : les scandales financiers et les scandales sexuels. Ensuite, au-delà de ce mandat, il a pour projet personnel de développer une pastorale particulière. Jean-Paul II était politique, Benoît XVI était théologien, François est un pasteur. L’image centrale qu’il utilise est celle de l’Eglise comme hôpital de campagne : intégré dans le monde et ouvert à tous les nécessiteux. Enfin il s’inscrit dans la tradition diplomatique du Vatican. Il s’appuie pour cela sur le secrétaire d’état du Saint-Siège, Pietro Parolin (un diplomate). La démission de Benoît XVI en a entraîné beaucoup d’autres, ce qui a ouvert la voie à un renouvellement du personnel. François s’est aperçu que le personnel le plus compétent pour s’occuper des dicastères étaient les diplomates. Le Vatican est donc aujourd’hui gouverné par les diplomates, c’est assez visible dans la préparation de ce voyage.
Le dialogue avec le monde musulman est une priorité pour tout le monde. Benoît XVI avait eu en 2006 des phrases maladroites sur le rapport entre foi et violence, qui avaient bloqué le dialogue avec l’Islam. Ce dialogue a repris avec François, il est très délicat à mener. Comme l’a rappelé BG, il n’a pas d’homologue dans le monde musulman, et la situation géopolitique est très complexe. Le cheikh Ahmed al-Tayeb est Égyptien, et il reçoit le Pape aux EAU, alliés de l’Arabie Saoudite. L’axe d’alliance est clairement montré ici, s’opposant aux Frères musulmans ou aux velléités d’Islam politique du Qatar. MOP ne qualifierait pas cette alliance comme représentative d’un Islam réformiste, mais elle défend tout de même un certain type de rapport entre politique et religion, où le politique prévaut.
Dernier sujet compliquant encore l’équation : les chrétiens d’Orient (pas tous catholiques). Les régimes autoritaires de la péninsule ont toujours justifié leurs répressions au nom de la défense de ces minorités. Le Vatican est très prudent avec cette question. S’il soutient évidemment les chrétiens d’Orient, et regrette qu’ils soient chassés, il ne s’agit pas d’en faire le lit des discours autoritaires.

François Bujon de l’Estang :
Pour bien apprécier l’importance de la visite du Pape aux EAU, il faut la resituer à la fois dans la continuité politique du Vatican à l’égard du monde musulman, et aussi dans la place que tiennent les EAU sur l’échiquier géopolitique. Cela en relativise un peu la portée. Certes l’évènement est historique puisque c’est la première fois, mais ce n’est pas pour autant une percée considérable. Il s’est en effet rendu dans le pays le plus ouvert, et ne pourrait pas aller dans les autres.
Le Pape répondait à l’invitation d’un pays musulman qui fait de l’ouverture son alpha et son oméga. Il a été reçu en grande pompe par le prince Mohammed ben Zayed, a célébré une messe devant 150 000 personnes, tout cela est certes historique et très positif. Il est allé dans le pays de la péninsule arabique qui se fait le chantre de l’ouverture et de la liberté religieuse (avec tous les bémols qu’on connaît). La religion est d’état, mais elle accepte la présence d’autres religions (il y a aux EAU neuf églises catholiques, ce qui est tout à fait unique dans cette région).
Ce voyage s’inscrit dans la lignée des voyages pontificaux dans le monde musulman. Il est une étape dans une stratégie à long terme de l’Eglise envers le monde musulman. Le Pape François s’est déjà rendu en Egypte, en Turquie et en Albanie, prolongeant ainsi les efforts de dialogue inter-religieux de ses prédécesseurs. Il veut éviter un choc des civilisations, et il le fait d’une manière qui lui est propre. En plus du dialogue et de la diplomatie, il veut assurer une présence morale de l’Eglise dans un monde qu’il juge post-occidental, où il est plus difficile et plus nécessaire de se faire entendre. La grande difficulté à laquelle François et la diplomatie vaticane font face, c’est qu’une petite partie seulement du monde musulman se prête à cette ouverture. C’est le cas du Maroc, de la Jordanie, et des territoires Palestiniens où il s’est rendu. Les EAU sont une exception dans la péninsule arabique. Il ne pourrait pas aller en Arabie Saoudite ou au Qatar. Abou Dabi où il s’est rendu a une position particulière : elle est alliée de l’Egypte du maréchal al-Sissi, elle est engagée au Yémen avec l’Arabie Saoudite, mais il n’en reste pas moins que des pans entiers du monde musulman restent fermés au Pape et à l’Eglise Catholique. Il ne peut pas aller en Iran et dans le monde chiite, il ne peut pas non plus aller soutenir les chrétiens d’Orient au Liban.

Lucile Schmid :
Il faut aussi regarder l’action du Pape par rapport au monde tel qu’il est aujourd’hui. L’ONU est largement impuissante face aux conflits, et cette impuissance de la vie internationale donne toute son importance à la diplomatie pontificale. La situation est plus grave que sous les Papes précédents.
L’importance que François donne à la question des pauvres, des dominés, des migrants, est essentielle. Il n’a pas été voir n’importe quel chrétien, mais des Philippins, des Indiens, qui n’ont aucune chance d’acquérir un jour la nationalité de ces états des EAU. États dont plus de 80% de la population est immigrée. On a ici affaire à des tribus bédouines qui font venir des gens pour faire marcher leur économie. Que le Pape y vienne rencontrer les gens qui n’ont pas voix au chapitre est intéressant.
Les images de voyage le sont aussi : voir la petite papamobile au milieu des limousines est symboliquement fort. La capacité de communication de ce Pape est extraordinaire, au-delà de la seule question diplomatique ; il sait comment imprimer sa marque. LS a adoré son expression de « démilitariser les cœurs » : aucun chef d’état n’ose parler de la sorte, ce qui apparaîtrait trop idéaliste. Pour LS, ce serait au contraire une meilleure manière d’envisager les relations internationales. Et puisqu’il était question de liberté dans le sujet précédent, le Pape a aussi déclaré que la liberté religieuse n’était pas seulement la liberté de culte, signifiant par là que les libertés ne peuvent pas être segmentées, ce qui est un message essentiel.
Ce Pape ne s’est pas contenté d’aller là où on voulait de lui : il est aussi allé en Birmanie où il a plaidé la cause des Rohingyas. Il n’a pas pu les nommer, c’est toute la difficulté, tout comme on lui reproche de n’avoir pas dit assez pour le Yémen. Il ne peut pas tout dire, mais le fait d’y aller est déjà essentiel. Il ne défend pas seulement les croyants, son obsession pour les migrants le montre.

Les brèves

Le gang de la clef à molette

Lucile Schmid

"Au moment où l’on parle beaucoup de manifestations écologiques ou écologistes, je me suis dit qu’il serait intéressant de relire un grand texte fondateur de l’éco-activisme aux Etats-Unis intitulé Le gang de la clef à molette écrit par Edward Abbey. Ce n’est pas un gang fondamentalement violent mais qui démolit des chantiers de ponts qui détruisent l’Ouest américain. Ce sont quatre mousquetaires qui sont tout à fait extraordinaires. Il y a par exemple une femme très belle entourée de trois hommes dont un vétéran de la guerre du Vietnam. Ce sont tous ces grands romans américains où le souffle, la description de la nature, nous emportent très loin de romans français parfois un peu trop nombrilistes. Dans ce souffle, il y a toujours de l’imprévu. Je vous invite à relire ce roman et à retrouver les intuitions des années 1970 car ce qu’il dit aujourd’hui peut s’appliquer à l’aménagement du territoire tel qu’on l’applique toujours. "

La comédie des Halles : intrigue et mise en scène

Philippe Meyer

" Je voudrais chaudement recommander un livre de Françoise Fromonot qui est architecte et professeure d’architecture paru aux éditions La Fabrique intitulé « La comédie des Halles ». Il porte sur l’aménagement des anciennes halles à Paris. Françoise Fromonot enquête sur les causes de ces dérapages et en fait voir les conséquences : une gare souterraine transformée en vestibule d’un centre commercial, des équipements publics relégués aux étages d’un forum qui n’a jamais si mal porté son nom, un jardin où l’on ne s’arrête plus planqué de caméras de surveillance et parsemé de grilles d’aération. Ce sont les stigmates d’une opération qui s’est soldée par la privatisation et la normalisation accrues de l’espace public dans la capitale pour le plus grand profit d’une firme qui s’appelle Unibail. Unibail est à l’urbanisme ce que Monsanto est à l’agriculture. "

Qu'est-ce qu'une saine colère ?

Béatrice Giblin

"Je recommanderais cette semaine la lecture de Philosophie magazine : Qu’est-ce qu’une saine colère ? qui est je crois un bon complément à la discussion que nous avons eu. C’est tout un débat de savoir à quoi sert la colère bien sûr. Pour écrire ce numéro, ils ont fait appel à tout un nombre de philosophes concernant l’analyse des gilets jaunes. J’ai été extrêmement intéressée par l’article de Francis Wolff : « Un mouvement antipolitique ou la réinvention d’un nous ? » C’est un texte très court qui donne vraiment à penser. "

La revanche de la nation : Passions politiques en Pologne aujourd’hui 

Marc-Olivier Padis

"A un moment où l’on s’interroge sur ce qui va se passer pour les élections européennes, je vous recommande d’aller sur le site de l’institut Jacques Delors et de récupérer un travail réalisé par Aziliz Gouez intitulé « La revanche de la nation : Passions politiques en Pologne aujourd’hui ». C’est une très bonne synthèse sur la stratégie du parti au pouvoir, le PiS (Droit et Justice) à la fois d’un point de vue social et démocratique. Ça n’est pas un discours anti européen qui serait favorable à sortir de l’Europe mais une tentative de développer une nouvelle idée de l’Europe. C’est quelque chose d’assez riche du point de vue idéologique et cela est très éclairant."

Chefs d’état en guerre

François Bujon de L’Estang

"Plus prosaïquement je voudrais vous recommander le livre du Général Bentegeat qui s’intitule « Chefs d’état en guerre » paru aux éditions Perrin. René Brouillet avait fait remarquer à de Gaulle que dire "un normalien sachant écrire" était un pléonasme, on peut cependant se dire qu’une général sachant écrire n’en est pas un. Or le général Bentegeat a une plume forte élégante et le livre est très intéressant car il juge l’action d’un certain nombre de chefs d’état, anciens et modernes, du point de vue de chef des armées, de stratège et de commandant en chef devant les milices. Il y a deux chapitres très intéressants à la fin sur Mitterrand et sur Chirac qui ont l’épaisseur du vécu puisqu’il a travaillé avec l’un et avec l’autre - Chirac durant la guerre de Bosnie et du Kosovo par exemple . Mais il remonte beaucoup plus loins dans l’Histoire en évoquant Clémenceau ou encore Napoléon III et Lincoln pendant la guerre de sécession. Il juge également Hitler et Staline en chef de guerre et pas seulement en homme d’état. Cette vision d’un militaire intelligent et cultivé sur des vrais commandants en chef est extrêmement intéressante. "